Comment analyses-tu la crise qui touche aujourd’hui l’Europe politique et économique ?
Les difficultés sont bien antérieures aux référendums. Rappelons-nous, en 1992, le traité de Maastricht, créant l’Euro, n’a été ratifié qu’à 51% en France.
Dans une économie qui se mondialise, les entreprises ont de plus en plus des attitudes à courte vue, pour des objectifs de rentabilité à deux chiffres et immédiate, au détriment d’une croissance soutenable. L’idéologie néo-libérale de la seule concurrence prend le pas sur l’efficacité économique et sociale. De leur côté, trop de politiques semblent incapables de regarder au-delà de la prochaine échéance électorale. Ils sont bien souvent tentés de d’accuser « Bruxelles » pour détourner l’attention de leurs responsabilités, alors que ce sont eux qui décident à Bruxelles ou ailleurs. Ces attitudes de repli, qui se déclinent sous des formes variées dans les divers pays, n’ont pas permis de répondre aux enjeux : effectuer des investissements dans la durée, conduire et expliquer que l’élargissement nécessaire aux nouveaux pays d’Europe centrale et orientale devait aller de pair avec l’approfondissement de l’Union.
Rappelons-nous également, au deuxième trimestre 2000, l’incapacité de la Présidence française de l’Union européenne, son absence de volonté, pour répondre aux propositions allemandes sur l’avenir de l’Europe. Conséquence : le calamiteux traité de Nice ! Cet échec patent a heureusement conduit à un sursaut, avec le processus d’élaboration d’une Constitution par une Convention. Mais après sa mise au point en juin 2003, il a fallu un an de tergiversation pour que les gouvernements se mettent d’accord en juin 2004 sur une version… à peine modifiée.
Quelles pourraient être aujourd’hui les solutions ?
Ce qui est difficile aujourd’hui, je crois, c’est de répondre à une double nécessité : traiter les questions de fond, en prenant le temps de le faire, mais également trouver d’urgence le moyen de sortir de l’immobilisme, de ne pas rester paralysé. Sur 16 pays à s’être prononcés, 14 ont ratifié la Constitution, contre 2 à ne pas l’avoir fait. Cela représente une majorité des citoyens qui doit être respectée.
Traiter les questions de fond, c’est certainement, comme le mouvement syndical, avec la CES, le préconise, convaincre les décideurs politiques et économiques des changements nécessaires : investir davantage et sur le long terme, ne pas dévaluer le modèle social mais s’appuyer sur ses principes communs (protection sociale, négociation collective, services publics, droits fondamentaux), faire progresser la démocratie, renforcer la construction européenne comme outil indispensable pour peser sur les évolutions du monde et pour maîtriser la mondialisation. Comme le dit John Monks, « l’Europe n’est pas le problème, elle est la solution ».
Alors que la place mal reconnue au social est au cœur des problèmes, aujourd’hui la Commission et la présidence britannique tentent d’accréditer l’idée qu’il n’y a pas de modèle social européen, car les diversités sont trop grandes entre les pays. Comme j’ai eu l’occasion récemment de le rappeler au président Barroso, tout le monde connaît depuis longtemps la diversité des pays européens ; le seul choix qui vaille est de s’appuyer sur la mise en œuvre diversifiée de ces principes communs pour en faire des motifs de dynamisme et de modernisation et non d’immobilisme ou de désagrégation.
Il est essentiel de débattre largement de tous ces points et aussi d’avancer par des décisions positives. Cela prendra du temps. Les partenaires sociaux européens (employeurs et syndicats), dans un communiqué commun, viennent de demander de « sortir l’Europe de la léthargie » : signe que le danger de l’immobilisme est perçu par beaucoup. Simultanément des réponses urgentes s’imposent pour que des décisions budgétaires et monétaires favorisent la croissance et l’emploi, pour que les directives en cours de discussion (sur le temps de travail et sur les services, notamment) montrent la voie du progrès économique et social, et pour que les gouvernements poursuivent le processus constitutionnel. Il faut expliquer qu’une Constitution européenne reste nécessaire et possible, particulièrement autour des deux premières parties du projet (institutions et charte des droits fondamentaux). Nous manquons de leaders politiques suffisamment courageux pour ces temps difficiles. Le récent « sommet » de Hampton Court, fin octobre, n’a réussi qu’à reporter les décisions. Le risque principal est bien 5 à 10 ans d’immobilisme, et donc de recul ! Un signal politique clair pourrait changer les perspectives.
Et les cadres, où sont-ils ? Comment réagissent-ils ?
Les cadres sont conscients de ces risques. Plus que d’autres, ils se prononcent en faveur de la construction européenne et de son renforcement. Cela se vérifie dans tous les pays européens.
On dit parfois (de moins en moins maintenant) que les cadres sont une réalité française qui n’a pas d’équivalent ailleurs. C’est du nombrilisme. La réalité sociologique des cadres a pris certaines formes dans notre pays et d’autres formes tout aussi spécifiques dans d’autres pays. Les Britanniques plus que les Français marquent la différence entre les « professionnels » et les « managers », les Scandinaves, mais aussi les Italiens attachent une grande importance au diplôme initial, qui n’est pas l’apanage des Français (autre fausse idée reçue). Le nombre des cadres progresse partout, particulièrement avec l’augmentation des qualifications et la croissance du tertiaire.
Leur implication dans la vie syndicale est significative. Dans les pays nordiques les taux de syndicalisation sont de l’ordre de 80% et le TUC britannique note que le groupe des « professionnels » est celui de la plus forte croissance des effectifs syndicaux.
Ne s’agit-il pas alors d’un syndicalisme très différent, avec des organisations qui sont parfois davantage des associations corporatistes ?
Je ne le pense pas. Bien sûr les contextes nationaux, mais aussi sectoriels et professionnels, sont variés. L’existence de forces corporatistes appuyées sur des structures passéistes (ailleurs comme en France) ne doit pas empêcher le syndicalisme, ouvert sur la société et sur l’avenir, de prendre en compte les identités et les cultures professionnelles. C’est indispensable pour son enracinement dans les réalités du monde du travail.
Aujourd’hui EUROCADRES rassemble plus de 5 millions de cadres, qui se sont regroupés sous des formes d’organisation très diverses, mais qui existent partout en Europe : unions ou associations dans les pays méditerranéens, confédérations ou fédérations dans les pays nordiques, syndicats au Royaume Uni, etc.
En France, avec un nombre d’adhérents particulièrement faible, le syndicalisme a un urgent besoin de se renouveler et de se transformer. Il n’y a pas de modèle transposable dans un autre contexte national, mais je crois que le syndicalisme français a beaucoup à apprendre des expériences des autres pays européens : attention à la place des adhérents de base (et pas seulement des militants les plus convaincus), proximité du terrain, façon de combiner les services individuels et collectifs avec la réflexion et l’action, etc.
Et sur le plan européen, que fait EUROCADRES ?
Depuis la création d’EUROCADRES en 1993, nous avons pu fédérer les énergies des organisations que nous regroupons autour de sujets aussi importants que l’emploi, la mobilité, la reconnaissance des qualifications et diplômes, l’accès des femmes aux positions de responsabilité dans les entreprises, les conditions de travail et le temps de travail, le modèle de management européen.
L’agenda de Lisbonne lancé par la présidence portugaise au printemps 2000 a conduit à mettre à l’ordre du jour des thèmes (société de la connaissance, qualifications, mobilité, investissement dans la formation et la recherche) qui étaient alors peu présents dans les débats européens mais qui constituaient depuis l’origine les priorités d’EUROCADRES. Je crois que nous avions vu juste et que cela reste d’actualité. Une relance vient d’être effectuée, mais elle ne portera ses fruits que si l’on passe des intentions aux actes, avec un pilotage effectif de la Commission européenne et une mise en œuvre par les gouvernements, y compris avec les investissements indispensables. Là aussi il faut sortir de l’immobilisme.
Reconnu comme partenaire social européen, EUROCADRES intervient auprès des institutions européennes dans tous ces domaines et participe aux négociations des accords conclus avec les employeurs. Nous pouvons faire entendre directement la voix des cadres européens. Cela concerne des sujets très concrets : en mai dernier le Parlement européen a retenu notre proposition visant à ce que les cadres soient couverts par la directive sur le temps de travail ; plus récemment, EUROCADRES vient d’être reconnu comme partenaire du « processus de Bologne » qui vise à établir un espace européen d’enseignement supérieur.
Nous nous sommes efforcés de bâtir une organisation européenne qui évite les lourdeurs bureaucratiques avec des structures légères travaillant en réseau, pouvant prendre des décisions rapides et rester proches de ceux qui sont directement concernés. C’est ainsi que nous avons créé le réseau « Mobilnet » pour conseiller les cadres mobiles ; notre réseau « Femanet » facilite les échanges et interventions des femmes cadres ; nous avons constitué un réseau d’ingénieurs et un réseau de chercheurs qui travaillent particulièrement sur la reconnaissance de leurs qualifications et sur la mobilité trans-européenne ; et nous venons de lancer le forum « Start-pro » pour l’accès des jeunes cadres à la vie professionnelle.
Le prochain congrès d’EUROCADRES se tient fin novembre à Bruxelles. Tu vas alors quitter l’organisation dont tu as été le président fondateur ; comment va se dérouler cette succession ?
C’est le terme normal de mon mandat, et je crois que c’est le bon moment pour EUROCADRES. La CFDT Cadres a joué un rôle important pour le développement d’EUROCADRES mais elle n’a pas été seule. Nous avons pu conduire au cours de ces années un travail appuyé sur les organisations cadres de nombreux pays. Nous avons disposé du soutien qui ne s’est pas départi de la CES.
Nous avons préparé depuis deux ans ce congrès, de façon à ce qu’il puisse se prononcer sur nos principaux domaines d’action, et identifier les enjeux clés pour le développement futur d’EUROCADRES. Ainsi le congrès doit conduire à renforcer les capacités de travail, de recherche, d’anticipation de l’organisation pour lui permettre d’intervenir plus efficacement. En effet, il n’y a plus de séparation entre les sujets nationaux et les sujets européens. Tout domaine de travail national comporte une dimension européenne, qui est de plus en plus déterminante pour l’efficacité de l’action.
Je suis confiant dans l’équipe qui prendra le relais à ce prochain congrès, pour affronter les prochaines étapes.