Près d’un salarié sur cinq est aujourd’hui classé dans la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures : 19 % en 2019 précisément, contre 9,5 % en 1989, soit un doublement en vingt ans[1]. Parmi cette population, qui n’en est pas une, mais plutôt cette part de salariés en fonction de responsabilité managériale et/ou experte particulière, ce sont les ingénieurs et cadres techniques des entreprises qui sont les plus nombreux (près d’un cadre sur trois) : l’informatique, la logistique, la recherche-développement, les métiers technico-commerciaux ont le vent en poupe. Mais également les cadres administratifs et commerciaux d’entreprise (près d’un cadre sur trois aussi), témoignant du rôle croissant des fonctions support : le contrôle et le marketing sont devenus stratégiques[2]. Les cadres publics, tous métiers confondus (attachés, ingénieurs d’Etat, magistrats…) sont eux en légère diminution, et représentent un cadre sur dix aujourd’hui.

Les cases statistiques établissent des frontières à la fois artificielles et réelles : la catégorisation permet de travailler sur la classification des emplois et des droits sociaux afférents. Ceci est fait au niveau conventionnel. Mais une zone grise existe entre cadres et professions intermédiaires. Les catégories ne sont pas aussi distinctes dans le monde réel. Deux statistiques illustrent le caractère ténu de cette frontière : le niveau de diplôme et le rôle d’encadrement. Ainsi 17,5 % des professions intermédiaires ont un diplôme de niveau bac + 3 ou plus, soit quelque 1 227 100 salariés et agents publics[3]. Par ailleurs, près d’un salarié sur trois a une tâche d’encadrement ou de supervision, près d’un cadre sur deux n’encadre pas, alors que près de quatre salariés de profession intermédiaire sur dix encadrent… Plus précisément, 13,2 % des salariés ont pour tâche principale de superviser le travail d’autres salariés... Mais seulement la moitié a le statut de cadre...[4]

Ces données brouillent les repères statutaires et statistiques. Être cadre renvoie-t-il encore à un statut social ? Seule la statistique catégorielle évoque un groupe sociologique à part dans le monde du travail, en termes d’accès et de conditions d’emploi. Quel statut protégerait-il en effet de l’usure professionnelle et de la surcharge de travail ? L’enjeu est ainsi de revendiquer la reconnaissance de ce rôle d’encadrement ainsi que le haut niveau de compétences, tout en dressant une échelle, celles des responsabilités. Loin d’une hiérarchie sociale, ni d’une séparation décision-exécution, c’est de l’organisation des rôles et des coopérations dont il s’agit.

Certains salariés ont des métiers nécessitant un niveau d’abstraction élevé, des compétences acquises sur un long terme, une responsabilité à animer les collectifs, voire une délégation de pouvoir de l’employeur. Loin d’être des premiers de cordée, ils portent, supportent, assument. On a bien vu que les modèles start-ups ou entreprise libérée, très exigeants, ne satisfont qu’une petite part de salariés. Les organisations ont besoin de régulation. L’époque est à l’injonction à l’autonomie, il faut protéger et valoriser la coopération et l’organisation collective de l’activité. C’est précisément pour lutter contre l’injonction à l’autonomie, de surcroît très contrôlée, qu’il faut des managers pour épauler les autres salariés (et militer pour soutenir les managers).

Passer cadre, ce n’est pas se hisser à un rang, mais être reconnu pour son haut niveau de compétences, son aptitude à provoquer des ruptures innovationnelles, et son implication organisationnelle, dans l’intérêt des autres salariés[5]. Le problème est que les entreprises ont tendance à banaliser soit le statut, soit le rôle.

Nos baromètres CFDT Cadres – Kantar confirment que la satisfaction générale des cadres dans leur travail ne doit pas masquer des demandes professionnelles fortes[6]. Car désormais les cadres ne sont plus les seuls entre le marteau et l’enclume, entre deux chaises l’illustre la couverture de ce numéro. Une bonne partie des travailleurs des professions intermédiaires sont en responsabilité d’encadrement et de haut niveau de technicité, en témoigne l’élévation sensible de leurs niveaux de diplôme par exemple. La vaste zone grise entre cadre et non cadre est donc le marqueur d’une tendance de fond du travail et du management : une polyvalence fonctionnelle demandée aux travailleurs qui sont toujours plus nombreux à devoir animer une équipe, entretenir un niveau technique exigeant, maîtriser des compétences commerciales, assurer des tâches gestionnaires en plus de leur métier. Autant de transformations du travail et du management qui impliquent une approche globale de la défense des travailleurs comme le fait la seule CFDT, rejetant, dans leur propre intérêt, un cloisonnement catégoriel. Les postures qui consistent en effet à accumuler les plaintes n’engendrent que des frustrations. Comme tous les autres passages et changement d’échelle, l’enjeu du passage cadre est ainsi une question d’intérêt collectif, une valeur d’émancipation.

[1]- Insee focus n°205, septembre 2020.

[2]- Cf. « Les experts entre support et stratégie », revue Cadres n°489, juillet 2021.

[3]- Bref Céreq n°397, « Professions intermédiaires des entreprises : les raisons d’une envolée des diplômes », 2020.

[4]- Insee Première n°1920, septembre 2022.

[5]- Cf. notre revue Profession cadre, n°467, décembre 2015.

[6]- Cf. Laurent Mahieu, « Les paradoxes de l’engagement professionnel des cadres », Cadres n°483, décembre 2019.