Pour bien mesurer la portée des évolutions récentes, commençons par un coup d’œil rétrospectif sur la représentation traditionnelle qui n’a pas fini d’habiter le présent.

La représentation canonique

Dans le discours canonique élaboré à partir des années 1930, le cadre – on parle encore fréquemment de l’« ingénieur » ou de l’« employé supérieur » – se définit par cela qu’il tient lieu de direction là où il est. Il la représente, l’incarne, la rend visible. Il est « lieutenant » au sens le plus exact du terme. Et ce détour par la terminologie militaire ne surprend guère lorsqu’on sait à quel point l’éthos des armées a modelé en profondeur le portrait du cadre qui n’est autre que celui de l’officier redessiné selon les exigences de l’industrie. Signe révélateur de cette ascendance : la préface du Maréchal Lyautey au livre pionnier de Georges Lamirand, Le Rôle social de l’ingénieur, publié en 1932. Comme si de l’un à l’autre la filiation était directe.

Pas étonnant, dans ces conditions, qu’à l’instar de la « grande muette », le cadre d’industrie se voie assigner un statut de grand muet, de renonçant à toute critique à l’égard de la direction. La discrétion imposée au salarié lambda se mue dans son cas, et selon son rang, en loyauté sinon loyalisme, piliers d’une relation de totale confiance postulant un rapport de parfaite identité entre la direction et ses représentants, ses fondés de pouvoir. Entre l’une et les autres, nulle autre relation ne peut s’imaginer que d’exacte coïncidence excluant toute possibilité d’écart, de distance ruineuse de l’équation fondatrice : direction / cadre = 1. « La condition de l’employé [supérieur] se rapproche de celle de l’employeur, note Paul Durand en 1950. L’employeur consi