Dix mille francs d'amende pour avoir écrit plusieurs fois le terme de « bougnoules », telle est la condamnation prononcée à la fin de l'été dernier par le tribunal correctionnel de Strasbourg. Elle pourrait hélas sembler banale si le jeune délinquant ainsi sanctionné n'avait commis sa « provocation à la discrimination raciale » lors d'un forum sur Internet. Et si le plaignant n'avait été la fameuse société Infonie : son propre fournisseur d'accès !

«Les professionnels commencent enfin à faire le ménage sur le réseau des réseaux, en concluent aujourd'hui les juristes. Et plus seulement en prônant verbalement une vertueuse autodiscipline, mais en recourant normalement à la police et à la justice pour faire appliquer les lois en vigueur...».

Ce changement d'attitude marque l'agonie d'un mythe étonnant, celui du prétendu vide juridique qui a trop longtemps passé pour entourer le multimédia. Pour comprendre la lenteur de la disparition de cette légende, il ne suffit pas de remonter à ses mystérieuses origines : il faut en outre rappeler l'extraordinaire concours de naïvetés et de roueries qui en ont assuré la propagation.

Une idéologie anarchiste de droite

Au départ, la naissance du Web s'est trouvé marquée par le secret militaire. Son embryon a en effet été conçu dès 1969 sous le nom de code d'Arpanet qui reflétait sa création par l'Advanced Research Project Agency, filiale du puissant ministère américain de la Défense - traditionnellement assez peu soucieux de légalité. En l'occurrence, son objectif était de développer un circuit de communication stratégique qui ne puisse jamais se trouver coupé par aucune frappe ennemie parce qu'il serait constitué d'un nombre suffisant de mailles juxtaposées pour que la rupture de l'une d'entre elles ne puisse interrompre la circulation des informations par les voies parallèles.

Comme le système ne pouvait se confirmer efficace que dans la mesure où il s'étalerait au maximum, son extension aux usages civils a été entreprise environ dix ans plus tard. Et les militaires ont habilement choisi de le mettre par priorité à la disposition des scientifiques et universitaires internationaux. De 1983 à 1995, le réseau s'est ainsi trouvé apparemment placé sous la houlette de sympathiques intellectuels, généralement plus férus de généreuses idées pacifistes et cosmopolites que d'arguties juridiques. Ce sont eux qui ont commencé à populariser les candides discours sur la pseudo « ouverture de nouveaux espaces de liberté... »

Les arguments avancés n'étaient de nature à convaincre que des non juristes. Ils prétendaient que les auteurs de textes, d'images ou de sons sur les autoroutes de l'information ne pourraient jamais être poursuivis, d'abord parce qu'il demeurerait toujours impossible de constater officiellement leurs fugitives infractions éventuelles ; ensuite puisqu'ils ne diffusaient rien à proprement parler, se contentant d'agir à titre privé sur des sites que les tiers prenaient seuls la responsabilité de venir consulter. Pour les mêmes raisons, ils soutenaient que les hébergeurs de sites et les fournisseurs d'accès ne pourraient pas davantage être poursuivis et ceci d'autant moins qu'il leur serait pratiquement impossible de surveiller les millions d'informations gérées par leurs soins. Ils ajoutaient plus hypocritement qu'il serait toujours impossible de sanctionner aucun auteur d'infraction commise hors des frontières nationales et auquel il demeurerait toujours possible de transférer ou de faire refléter son site depuis des pays étrangers.

De tels discours reflétaient en fait surtout l'idéologie anarchiste de droite en vogue dans le milieu « libéral » des affaires américain. Industriels, commerçants et financiers surtout représentés par le parti républicain et attachés à grignoter les pouvoirs de contrôle de l'Etat fédéral espéraient bien pouvoir investir dans le nouveau domaine sans avoir à y tenir compte des droits d'aucun tiers. Ils ont donc préposé leurs influents médias à exalter le caractère hors-la-loi de telles activités pionnières.

En France, paradoxalement, les journaux gauchisants - mais de même inspiration libertaire - ont si bien pris le relais qu'ils ont fait de la vacuité juridique du multimédia l'un des poncifs de la « pensée unique ». Ils ont ainsi contribué à intoxiquer les pouvoirs politiques et les autorités judiciaires, peu pressées de donner le signal de répressions que les médias ne manqueraient pas de dénoncer auprès du public comme atteintes aux libertés. Leurs hésitations et atermoiements, du même coup, contribuaient à accréditer le mythe de l'absence de droit...

Les tribunaux appliquent le droit

Une absence de droit qui, bien sûr, n'existait pas plus en France qu'aux Etats-Unis, comme n'ont jamais manqué de le souligner les honnêtes rapports officiels répétitivement commandés aux juristes par des gouvernements successifs surtout préoccupés de gagner du temps. En fait de vacuité, il y avait plutôt trop-plein : le droit de la publication s'appliquait presque aussi bien aux réseaux qu'à la presse ou à l'audiovisuel ; le droit d'auteur recouvrait sans grande difficulté les activités multimédia ; le droit à l'image et à la protection de la vie privée trouvait dans le sillage de l'informatique ses meilleures occasions de s'affirmer.

Au demeurant, les particuliers - eux - n'avaient pas attendu pour saisir la justice de leurs litiges. Depuis le début de la décennie, bon gré mal gré, les tribunaux ont donc dû trancher !

Parmi les premières actions engagées en justice à propos d'affichages sur Internet - et qui visaient curieusement déjà la sanction d'inscriptions racistes - la plupart ont échoué pour de simples erreurs de procédures. D'autres, comme la dénonciation d'agissements d'une banque publique contre les intérêts d'un riche industriel, se sont vite terminées par des arrangements. Certaines, à l'instar du piratage de chansons par un très jeune étudiant sur le site de son école, ont débouché sur d'indulgentes sanctions à caractère surtout symbolique. Mais dans davantage de cas, par exemple dans la mise à la disposition par un industriel sur son site du chargement gratuit d'un logiciel ne lui appartenant pas, les condamnations ont atteint les centaines de milliers de francs prévus par les lois...

Un cas a même spécialement mobilisé l'attention des syndicats de la CFDT : celui des journalistes de la presse écrite et télévisée dont les employeurs prétendaient s'approprier gratuitement le travail pour l'exploiter par voie de multimédia. Les condamnations obtenues ont obligé un peu partout des négociations à s'entamer...

Les prétendues impossibilités juridiques soulevées naguère n'ont naturellement pas réellement embarrassé les juges. Comme pour les exploitants du Minitel, ils ont logiquement considéré que les professionnels engageaient leurs responsabilités. Et que la fuite à l'étranger n'était ni plus ni moins nuisible sur le Web que par voiture, train ou avion... Ils traitent donc désormais une moyenne d'une affaire par semaine, non plus seulement devant les tribunaux de Paris, Nanterre et Versailles, mais dans un nombre croissant d'autres régions.

L'affaire des photos

Malgré les pressions de gros annonceurs, la presse française a fini par se faire l'écho de telles affaires. Récemment, stupéfaite de trouver démentie ses positions antérieures, elle a même entouré une affaire d'une publicité peut-être excessive.

Il s'agissait de l'affichage par une particulier sur son site Internet d'une vingtaine de photographies déshabillées d'un mannequin appartenant à une famille célèbre. Au nom de son droit à l'image, la jeune femme avait précédemment obtenu la condamnation de plusieurs magazines imprimés ayant publié sans son autorisation les mêmes clichés. Faute d'indication légale du nom et de l'adresse du responsable sur le Web, ses avocats ont assigné l'hébergeur du site. Celui-ci n'a fermé le site incriminé qu'entre la première audience et l'appel. Il a prétendu qu'il ignorait le nom et l'adresse du locataire du site concerné. Et il ne semble donc nullement stupéfiant que la cour l'ait lourdement condamné, au mois de juin dernier. Le PDG de l'AFP est reconnu directeur de publication et donc responsable des millions de signes que l'agence diffuse chaque jour, il est donc logique qu'il en soit de même pour un hébergeur de sites (responsabilité sans faute).

Le résultat de cette affaire a dépassé toute attente. Car, à la faveur de son retentissement, un député socialiste de Paris a aussitôt déposé un amendement imprévu à la loi Trautman sur l'audiovisuel. Sous prétexte de mettre de l'ordre dans les responsabilités des différents intervenants de toute affaire de ce type, il instituait une responsabilité exposant à des peines de prison ou d'amende les professionnels qui ne pouvaient jusque là être poursuivis que par les voies civiles et donc tout au plus être sanctionnés par des dommages et intérêts !

La loi, garante de la liberté

Cet ahurissant épisode témoigne assez de la confusion qui subsiste dans les esprits. Il se trouve encore des internautes pour plaider l'absence de droit et réclamer des institutions d'autorégulation au milieu d'une pluie de condamnations de leurs semblables. Il est donc plus que temps qu'au moins les professionnels s'initient aux prescriptions des lois et règlements qui les concernent et apprennent à les respecter. Contre la propagande de nos amis américains, il est temps qu'ils se souviennent que, selon la conception française de la démocratie, la loi ne doit pas être l'ennemie de la liberté, mais son garant.