Depuis que la question de la souffrance au travail est montée en charge, il n’y a pas un colloque, une réunion où quelqu’un ne s’exclame que l’étymologie du mot, le tripalium, évoque la torture en latin… Le lien travail et torture est devenu un lieu commun repris dans les écrits et jusque dans les œuvres (théâtre, littérature…) qui s’emparent de la question de l’activité professionnelle.
Et, en effet, le Larousse en ligne, le Petit Robert, ou le très complet site du Centre national de ressources textuelles du CNRS, le mot « travail » (« travaux » au pluriel) renvoie à tripalium (ou trepalium) qui lui-même viendrait de tri-palus, structure à trois pieux utilisée pour la torture (ou tripaliare, torturer). Les dictionnaires citent également, le travail (« travails » au pluriel) : structure servant à immobiliser les animaux pour les soigner et qui aurait été utilisée pour torturer. C’est donc un concert d’évidence : le travail, c’est la torture depuis l’antiquité. Pas étonnant qu’on en souffre !
Plus enclins à re-questionner les évidences qu’à patauger dans la morosité ambiante, en tant que militante syndicale et chercheure à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), s’est posée la question de l’étymologie. La première étape consiste à aller voir dans un (bon) dictionnaire étymologique où nous pouvons lire que le travail (« travails » au pluriel) est la machine pour contraindre les animaux1. La notion de torture n’arrive qu’au sixième siècle dans un texte du Concile d’Auxerre (en 585), et vient ensuite une association avec l’accouchement : le « travail des femmes » qui s’instaure dans le langage au douzième siècle. L’association « travail, tripalium, torture » qui serait établie de tout temps, à savoir qu’elle aurait des racines latines du temps des latins, les vrais, ceux de César (et Astérix) est donc tout sauf immédiate : le glissement de sens se fait pour le moins sur plusieurs siècles.
La seconde étape consiste à regarder l’étymologie des mots latins eux-mêmes. Le tripalium vu dans un texte du Concile d’Auxerre apparaît dans une période de construction de l’Eglise où, lors des conciles successifs, on fait le ménage entre les prêtres qui pillent et les autres, on édicte des règles. « Non licet presbytero nec diacono ad tripalium ubi rei torquentur stare » traduit par : « interdiction aux prêtres et moines d’assister à des tortures ou participer à des jugements de morts ». Ou bien, en reprenant le mot à mot : « il n’est pas permis (non licet) à un prêtre ou un diacre de rester (stare) près du tripalium (ad tripalium) là où (ubi) se font les choses de la torture (rei torquentur ou dans l’objectif de participer à des affaires de torture) ».
Le mot « tripalium » aurait lui-même son origine dans le mot proche « tripalles » qui expliquerait sa signification de structure à trois bois. Le mot tripalles apparaît chez Terentius Varron, savant, écrivain du premier siècle av. JC dans un texte nommé Les Satires Ménippées et dont il ne reste que des fragments qui ont donné du fil à retordre aux latinistes. La phrase où apparaît le mot en question est la suivante : « quid ! tu non vides in vineis quod tria pala habeant tripalles dici ? » traduite par l’Ecole française de Rome2 par : « quoi ! Tu ne vois pas que certaines vignes sont dites ‘‘à triple pieu’’ parce qu’elles ont trois échalas ? ». Ici, pala est traduit par « pieu » et tripalles par « échalas ». Ainsi, les tripalles seraient des tuteurs pour la vigne souvent cultivée en hauteur (hautain) par les grecs, les Scythes et les Romains : la liane grimpe dans un arbre, sur un mur, une pergola ou des portiques : deux pieux verticaux et une barre horizontale... Le paysan reste à l’ombre et ses grappes aussi.
Par contre, tripalles est écrit avec deux « l » et non un seul par Varron qui avait rapporté de ses tournées des réflexions, le res rusticae qui représente un état des connaissances de l’époque sur l’agriculture, et qui, lui, contrairement aux Satires, nous est arrivé complet. Il y détaille, entre autres, les modes de culture de la vigne, avec ses échalas (traduit par ridicis), et les diverses façons de palisser la vigne, le long d’un arbre, avec des tuteurs, rampante ou en pergola avec paisseaux et jougs (traduits par pedamenta et juga). Le mot palus apparaît pour désigner un tuteur particulier en bois dur, mais point de pala, encore moins de tripalles (ou de tripalium ou de trepalium ou de tripalis), non plus que dans d’autres textes de ses confrères agronomes latins (Caton, Columelle ou Palladius).
Les membres de l’Ecole de Rome qui font l’exégèse du texte de Varron expliquent que ces deux termes rares pala et tripalles sont des rusticismes. Aussi, tripalles serait-il la transcription d’un mot de travail local ? Par exemple, il existe divers modes de tailles dont le plus répandu est la taille en gobelet : une taille courte qui laisse deux ou trois bois qui donneront les sarments. Ainsi, l’origine latine supposée du mot « travail » et qui évoquerait une structure à trois bois propre à la torture repose sur un mot qui ne se trouve qu’une fois dans un texte fragmentaire, écrite sous une forme inattendue et qui désigne un terme de viticulture…
Par ailleurs, l’étymologie proposée au mot « travail » change du tout au tout depuis qu’on fait des dictionnaires, à savoir au cours des trois derniers siècles. La première encyclopédie française de Diderot et d’Alembert (1751-1772) ne mentionne pas l’origine du mot, contrairement au Dictionnaire Universel (1761) et au Dictionnaire de l’Académie française (1799) qui renvoient le travail à lavorare (labeur) et opera (œuvre). Même étymologie au plus tard jusqu’en 1923 où le Larousse Universel propose « du lat. pop. Tripalium, de tres, trois, palus, pieu », pour parler de la structure en bois qui permet de soigner les animaux. Donc toujours pas de torture… Il faut attendre le Larousse du Vingtième Siècle publié entre 1927 et 1933 qui affirme : « Travail n.m. (lat. pop. tripalium ; de tres, trois et palus pieu) instrument de torture puis appareil où l’on place les bœufs pour les ferrer ». Si content de la trouvaille, le dictionnaire torture d’abord et s’occupe des animaux ensuite !
Donc, jusqu’au début du vingtième siècle, les dictionnaires parlent d’œuvre, de labeur, d’effort, de fatigue ; quand on travaille, on sarcle, on laboure, on tureure, on herse, on soigne les animaux… La notion de torture n’apparaît-elle dans les dictionnaires que vers 1930 avec le tripalium lui-même expliqué par le tripalles qui viendrait de tri-palus (trois-pieux). Cette chaîne d’explications tient lieu d’étymologie du mot « travail » à travers le rapprochement entre une structure à trois bois du travail de la vigne, un outil agricole qui sert à soigner les bêtes et un instrument de torture…
Nous ne remettons pas en cause l’existence de la torture de tout temps et dans toutes les formes. Ce que nous interrogeons, c’est l’existence d’un lien privilégié entre le mot travail et un mot qui désignerait un instrument réservé à la torture.
Or, certains chercheurs proposent des pistes à l’étymologie du mot « travail » foisonnantes et qui ne viennent pas forcément du latin, ou pas seulement et beaucoup restent incertaines. « A lire certains dictionnaires étymologiques, on croirait que les auteurs ont été condamnés à donner pour chaque mot une étymologie. Rien de moins scientifique » lit-on ainsi dans le Dictionnaire étymologique de la langue française (cf. supra). Le fait que plusieurs sources aient pu contribuer à la construction du mot est plus que plausible car les mots, et surtout les mots d’usage courant, sont des émergences et des créations formées à partir de multiples influences, avec des accents, des modes, des usages, des patois, des néologismes, des influences d’un mot sur l’autre, des jeux de mots de l’époque, des erreurs de transcription, des déformations, etc.
Ainsi, le dictionnaire encyclopédique universel de 1876 précisait-il déjà que l’origine du mot « travail » était fort controversée et évoquait des pistes très variées : « tra-vall, latin médiéval […] Ferrari le fait venir du latin tribulum, herse, d’où est venu tribulation ; Sylvius de transvigilia, veille, insomnie ; Muratori et autres, de l’italien voglio, tamis. etc. ». Et aussi : le gaélique treaba labourer, le latin travar empêcher, d’où entraver qui vient lui-même de trabs, trabalis : relatif aux poutres ; trabecula (ou trabicula) petite poutre… Ces propositions ont été reprises récemment par un certain nombre d’auteurs qui privilégient la racine trabiculum (l’établi) puis « traveil, traval, traveaul » désignant une poutre. D’autres proposent une étymologie construite sur l’évolution des consonnes à partir de laborare ou encore à partir de groupes de consonnes progressivement déformées (tra, trans, transfert, transformation…), etc. Autant d’hypothèses également intéressantes et stimulantes. Nulle trace de torture d’aucune sorte mais une juxtaposition de mots d’origines aussi diverses que les populations qui ont traversé la Gaule et qui, au fil du temps ou simultanément, se colorent, se métissent, s’influencent. Et tous ces mots ont à voir avec le monde agricole ou forestier, travail de la terre, le travail du bois, l’établi...
Voilà qui nous incite à prendre un peu de recul l’enthousiasme avec lequel les dictionnaires puis nombre d’experts du travail relient le travail avec la souffrance.
En résumé, il semble donc que la chaîne d’interprétation entre travail, tripalium et tripalles se soit imposée avec la notion de torture relevée dans un texte du sixième siècle. Cet enchaînement étymologique a pris le pas sur les nombreuses autres hypothèses qui restaient pendantes quant à l’étymologie du travail, et qui, elles, n’ont rien à voir avec le tripalium et quelque fois pas grand-chose avec le latin.
Mais depuis que cette étymologie s’est imposée, certains experts se sont appuyés sur cette étymologie pour expliquer la montée du travail salarial, l’impact du capitalisme et son caractère déshumanisant (il ne faut pas oublier non plus le caractère déshumanisant de l’esclavage dans l’antiquité ou du servage au Moyen-âge). D’autres mettent l’accent sur la fonction normative de l’Eglise qui impose à partir du Moyen-âge un cadre réglementaire et moral tourné sur l’effort et même la souffrance qui serait rédemptrice et « bonne ». Ces deux évolutions historiques sont concomitantes avec la construction de la notion de travail salarié sous sa forme moderne. Cependant l’association d’un pan de l’histoire politique et sociale et celle d’un mot ne fait pas preuve pour l’étymologie de ce mot : ce n’est pas parce que le travail serait devenu plus aliénant que cela induit que le mot soit relié à la notion de torture. A contrario, ce n’est pas parce que l’origine du mot serait relié à cette même notion que cela ferait argument pour dire que travail serait aliénant ou devenu plus aliénant.
Aussi, le fait que depuis une vingtaine d’année, les intervenants sur le travail soient unanimes à exciper de ce lien entre travail et torture qui est présenté comme une évidence acquise de tout temps nous interpelle sur le besoin que nous avons à revendiquer une origine sinistre à l’activité salariée et de lui donner un écho dramatique. Les enjeux de souffrance au travail et d’intensification ont été analysées depuis longtemps mais, en France, la prise de conscience a été faite autour de la question de la relation perverse au quotidien qui, contrairement à l’approche anglo-saxonne n’interrogeait pas d’abord l’organisation du travail, mais plutôt des relationnels douloureux. Le tripalium : une anxiété française ?...