La pandémie aura bouleversé durablement notre rapport à l’autre. Avons-nous bien remarqué ce basculement ? Le temps d’avant ne reviendra sans doute plus. La distance s’est installée, notamment vis-à-vis de nos employeurs. Nous avons adapté durablement nos interactions, et surtout nous avons eu enfin le temps de comprendre ce qui importait vraiment dans nos vies.

Le masque a transformé notre lien social. Il a gommé nos identités et a fait disparaître notre singularité. Mais il nous a unis face à un mal mystérieux, qui dépasse largement le cadre sanitaire. Ce moment d’interrogation, nous l’avons tous partagé en masse, de façon anonyme et quasi-fusionnelle. Curieusement, le masque est tombé ! La dialectique des expressions de nos visages se sont tues, pour laisser place à une sorte d’unité inattendue. Les personnes que nous rencontrons fortuitement dans la rue se ressemblent et nous ressemblent désormais. Nous formons une unité collective, et l’individu a perdu sa singularité. Le repli sur soi, c’est ici la certitude que nous tous interrogeons notre société et son organisation. Pas un passant aura fait l’impasse sur cette réflexion révolutionnaire collective. Avant, aimer l’autre c’était tout d’abord constater sa singularité et honorer sa différence. Désormais, aimer l’autre, c’est se reconnaître dans son combat. C’est espérer que demain sera réellement nouveau.

Il est bien loin le temps des poignées de main et des bises ! La proximité est synonyme de danger. Seule la sphère familiale, les enfants et les très proches sont préservés par cette diète d’affection. Or l’amour est à l’origine de l’ensemble de tous nos comportements. Toutes nos actions, nous les faisons au final pour le regard ou pour le bonheur de quelqu’un. Ce retour affectif qui fonde notre lien social est resté actif dans notre sphère personnelle, mais a presque totalement disparu à l’extérieur de celle-ci, en raison de la distance qui s’est instaurée, grâce aux moyens numériques. Finies les accolades fraternelles, les tutoiements de circonstance, les confidences sur nos vies privées. Le lien s’est rompu avec le monde du travail. Quelle différence de travailler pour untel ou untel ? Nous sommes devenus des numéros ? Mais eux aussi ! La grande fracture sociale se fait jour. Le dernier rapport qui existe désormais avec l’employeur est le salaire.

La transformation digitale et la mise en place d’organisations agiles, avaient déjà beaucoup aseptisé les relations humaines, quand elles existaient encore. La pandémie a achevé cette mise en distance numérique entre deux mondes qui se tolèrent malgré des objectifs différents, voire antagonistes : celui du salarié qui loue son temps contre rémunération, et celui du patronat qui le paye au plus juste. Fragile équilibre que cette négociation permanente. La compréhension mutuelle, la confrontation, et une certaine proximité étaient des variables importantes dans cette équation, qui pour rester professionnelle revendiquait une certaine chaleur humaine, mais surtout une démarche citoyenne d’intégration et d’expression.

Pour cette comédie sociale, l’éloignement était une menace. L’éloignement – même en télétravail – devait rester limité dans le temps, pour que le salarié reste mobilisé. L’éloignement du travail et des collègues, quand il était contraint, était même une forme de harcèlement condamnable. Pour l’avoir vécu, c’est cette perte du lien, et l’incertitude conjointe qui sont les plus douloureuses.

Il nous sera répondu que la distance n’est pas l’éloignement, grâce notamment aux outils numériques. Cependant, on pourra comprendre aisément que le citoyen moyen puisse recentrer assez durablement toute son attention sur sa sphère personnelle, qu’il réapprenne à la connaître, et qu’il reprenne plaisir à goûter ce lien social véritable, devenu inexistant par ailleurs. Pareillement, la nature et la qualité du lien entretenu avec l’employeur sont interrogées. La qualité de vie qu’on s’impose et que nous imposons à nos enfants vaut-t-elle ce salaire ?  Quelles perspectives désormais ? Quel équilibre, alors que vie privée et professionnelle s’imbriquent intimement ? Comment peut-on être licencié à plus de cinquante ans, en pleine crise sanitaire ?

Dans ce nouveau monde masqué et sans visage, où la validation mutuelle du sourire a disparu, la distance peut devenir la norme. L’homme peut être réduit à un numéro pour ses semblables, autant que pour son employeur. Celui-ci devient avec la distance une cause bien lointaine, alimentaire, et dénuée de sens. Nous prenons l’habitude de l’interchangeable, et de l’urgence permanente, alors même que ce monde est précisément en crise de sens. C’est la part du rêve et de l’idéal qui s’évapore, quand il ne reste plus qu’à travailler pour l’argent, à une époque où le pouvoir d’achat sombre, et où nous ne pouvons plus nous recentrer que sur nos proches, à défaut de causes suffisamment audibles par ailleurs. Cette situation de crise est bien entendu temporaire. Mais la relation avec l’employeur s’est au moins clarifiée. Elle se résume à un salaire, qui doit être honnêtement négocié.