Pour étudier la flexibilité, les sociologues se sont concentrés sur les politiques sociales mises en œuvre au moment de la transition entre deux emplois. Pourtant, le discours normatif sur la « flexibilité » produit aussi des effets concrets dans le travail et sur les possibilités de développement qu’il offre. Ce sont ces effets sur le lieu d’exercice du travail (l’entreprise) que Bénédicte Zimmerman se propose d’étudier dans cet ouvrage, en interrogeant ce qu’elle nomme la « flexibilité interne ». Elle s’intéresse à l’articulation entre flexibilité et sécurité dans l’entreprise, à l’aune d’éléments tels que la qualité du travail, la latitude d’action des salariés, la conciliation entre vie professionnelle et vie privée, les dimensions d’action collective. Pour ce faire, elle s’appuie sur deux grandes enquêtes qualitatives (entretiens avec des personnes situées à différents niveaux hiérarchiques et observations) qui se déploient selon quatre grands axes : la sécurité, l’expérience, la liberté et le collectif. Le cadre théorique est celui des capabilities (capacités) d’Amartya Sen, définies comme liberté et pouvoir d’agir.

Travail, emploi, activité.

La première enquête, menée entre 2001 et 2003, porte sur deux groupements d’employeurs multisectoriels : Viatix (créé en 1997, Bretagne) et Geox (créé en 1999, région Centre). Le salarié y dispose d’un contrat à durée indéterminée à temps plein, qu’il partage entre plusieurs entreprises (« maillage », exemple d’une comptable qui travaille pour trois entreprises). A partir de ces cas, l’auteur interroge les liens entre l’emploi et le travail. Pour éclaircir son propos, l’auteur distingue « emploi » (dimension sociale et juridique du travail, statut), « travail » (dimension économique, faire et savoir faire) et « activité » (contribution au bien commun, agir).

Les groupements d’entreprise remettent en cause la bilatéralité du contrat de travail, en instituant une relation triangulaire entre le salarié, son employeur (le groupement d’entreprise) et son « patron » (l’entrepreneur). La relation d’emploi et la relation de travail, qui en général se superposent, sont ici découplées. L’auteur conduit des entretiens avec ces trois catégories d’acteurs et les analyse selon une double logique, à la fois lexicale (mondes lexicaux) et compréhensive. Elle met au jour les difficultés liées à la multiplicité des collectifs d’appartenance. L’engagement dans les instances de représentation du personnel est inexistant, du fait de la non construction d’une identité singulière au travail. Le salarié a des interlocuteurs variables selon les questions (emploi, salaire…). A la négociation collective classique et au compromis, est substituée une « culture de l’arrangement interpersonnel ». Pourtant, les droits attachés aux salariés (par le contrat de travail) l’intègrent dans une dimension collective que l’étude des institutions du travail aurait pu mettre à jour, pour nuancer cette idée de « vide collectif ».

Dans cet ouvrage, l’expérience professionnelle est appréhendée comme un « parcours » (dans un espace délimité par le travail et ses institutions) et non comme une « trajectoire » (rectiligne). Elle est entendue dans le double sens d’acquisition de savoirs faires, et d’épreuve. A partir des registres de qualification de l’expérience des salariés (dans les entretiens), l’auteur montre que l’expérience du travail se fait dans l’interaction entre les épreuves professionnelles, sociales et personnelles. Elle ne se cantonne pas à la sphère professionnelle car elle engage l’ensemble des capacités d’agir des salariés. Cette notion de « parcours » permet à l’auteur de penser la continuité de l’expérience et des droits au-delà du changement de situation (et de carrière). Dans la continuité des travaux d’A. Sen, B. Zimmerman réinscrit ainsi l’emploi dans une perspective plus large que celle du travail.

L’entreprise « capacitante »

La seconde grande partie de l’ouvrage repose sur une enquête menée entre 2003 et 2005 (avec Delphine Corteel) dans huit entreprises (chimie et métallurgie) et trois services municipaux de propreté urbaine. A contrario des démonstrations d’Hannah Arendt qui envisage le travail comme le domaine de la nécessité, B. Zimmerman fait l’hypothèse de l’existence d’une liberté dans la sphère du travail (qui ne se cantonne pas à l’autonomie). Elle pose la question de la capacité effective d’agir des salariés en entreprise.

Par ce terme de capacité, l’auteur englobe les « compétences » (ce qu’une personne est capable de faire), les possibilités pour développer ces compétences (opportunités et supports sociaux) et les préférences. La capacité est liée à une liberté positive (liberté de choix et pouvoir d’agir) et non négative (pas d’entrave). En entreprise, le développement des capacités des salariés nécessite sécurité de l’emploi et opportunités de développement (supports collectifs ciblés). Grâce à la combinaison de ces deux principes, le cas Bigtrucks (producteur de poids lourds) est le plus favorable au développement des capacités. Il sert de base à la démonstration de l’auteur dans cette partie.

A partir de ce cas, l’impact des politiques d’entreprises (opportunités et support collectifs) sur les parcours individuels est interrogé. L’enquête qualitative et compréhensive permet d’observer la pluralité des combinaisons possibles, dans une perspective à la fois institutionnelle, organisationnelle et biographique.

L’entreprise Bigtrucks fait partie du monde marchand (Le produit est standard (processus de production) / dédié (travail à la commande), au sens de Salais R., Storper M., 1993, Les Mondes de production, Ed. EHESS, Paris.). Le groupe est soudé autour d’un attachement à la qualité du produit. La direction distille une culture commune à partir d’un management participatif. Les salariés prennent part à des groupes mixtes d’amélioration continue, afin de préparer et d’accepter collectivement les changements. Ils bénéficient d’heures de délégation pour participer à ces projets collectifs. Ainsi, les valeurs de l’entreprise se redéployent au quotidien dans le travail, loin d’un cadre normatif externe. Les capacités se développement dans cette politique du personnel « habilitante », entre la politique des ressources humaines, l’organisation du travail et le management.

L’auteur s’intéresse au développement professionnel comme un processus à l’interface entre le singulier et le collectif, plus large qu’un simple développement des compétences. Il présuppose des facteurs de conversion (économiques, légaux, sociaux…) des opportunités et ressources disponibles (mises à disposition par l’entreprise) en accomplissement valorisé. L’auteur dresse les quatre « parcours type » chez Bigtrucks. Ces parcours ne se réduisent pas, ici encore, à l’évolution de la carrière (grade et salaire). Il faut aussi prendre en compte l’activité effective, les promotions non formalisées ou rémunérées et les raisons de ces évolutions. Par exemple, la participation aux groupes d’amélioration est une évolution alternative à celle de la carrière.

L’auteur dépasse ici la théorie du capital humain (homme comme ressource dans la sphère du travail) pour aller vers une théorie du développement humain, qui prenne en compte l’ensemble des sphères. On regrette cependant que la liberté du salarié ne soit envisagée qu’au prisme des ressources mises à disposition par la politique d’entreprise (direction). Dans d’autres cas, que l’auteur a choisi de ne pas développer ici, les entreprises sont moins favorables au développement des capacités. Comment alors les salariés (en tant qu’individus et dans leurs collectifs) se créent des opportunités en l’absence de ces politiques favorables ou « habilitantes » ? Comment les dispositifs publics peuvent être utilisés comme alternative ?

Malgré ces limites, Bénédicte Zimmerman apporte une contribution originale à la question de la flexibilité en menant une sociologie des capacités et du développement professionnel dans l’activité même du travail, en entreprise. Cela permet de réarticuler les différentes valeurs et sphères, en réintégrant la sphère économique dans le monde social.