Critiquer, proposer : tel est en deux mots le programme de cette deuxième livraison consacrée aux «nouvelles formes du travail ». Prolongeant et affinant le travail entrepris en février, nous adoptons cette fois-ci une position plus offensive, en faisant entendre, dans le concert de la modernisation, des voix divergentes. Celle de Jean-Pierre Le Goff, qui dénonce l’aveuglement et les contradictions des discours modernisateurs ; celle d’André Gorz, qui décrit l’emprise croissante de l’économie sur tous les domaines de la vie humaine, et s’attache à repérer des espaces de résistance.

Les cadres, au sein des métamorphoses en cours, vivent différemment leur rapport au travail : la fin du « modèle intégré » les amène à choisir des stratégies de carrière différentes, où comme le remarque Olivier Cousin la loyauté n’est plus le maître-mot. L’engagement est pourtant au centre de leur expérience, comme il est au centre des discours managériaux. A telle enseigne que le militantisme, notamment syndical, peut apparaître comme l’un des modèles possibles de ces nouveaux savoir-faire. Se pose alors la question de la reconnaissance de cette qualification : Françoise Piotet lance ici un appel vigoureux en direction des entrepreneurs et des managers. Entreprises et administrations, explique-t-elle, auraient tort de se priver de ces talents découverts et formés dans l’action militante.

Des frontières existent pourtant, qui empêchent de passer d’un monde à l’autre. C’est étrange, quand on y pense ; car s’il est une chose qui a tendance à disparaître aujourd’hui, c’est bien les frontières, justement. Celles des pays, avec l’OMC et l’abaissement des barrières douanières. Celles des entreprises, avec le développement de la sous-traitance et les fusions-acquisitions. Celles du salariat, enfin, avec les parcours discontinus des plus jeunes et la bascule soudaine de nombreux « seniors » dans le chômage.

On peut voir dans ces barrières qui tombent l’accomplissement d’une certaine logique libérale, résumée dans ce slogan inventé par les physiocrates du dix-huitième siècle : « laissez faire, laissez passer ». D’aucuns protestent, s’en tiennent à la posture d’Astérix défendant son village : le libéralisme ne passera pas ! Il semble bien, pourtant, qu’il soit déjà passé. Encore que… cette libre circulation des biens et des personnes, n’y aurait-il pas moyen de la pousser jusqu’à son terme, jusqu’au bout de sa logique ?

Il existe une version minimaliste du libéralisme, obéissant à une logique purement économique ; mais on pourrait aussi imaginer une vision plus ambitieuse. Si les frontières économiques s’abolissent, les frontières sociales, elles aussi, peuvent tomber : c’est une libre circulation des droits qu’il nous faut défendre. D’un pays à l’autre, d’un statut à l’autre, mais aussi d’une entreprise à l’autre, et l’on songe surtout ici aux donneurs d’ordres et à leurs sous-traitants. Dans ce monde où les personnes changent d’entreprise (et où les entreprises changent de personnes…) plus souvent qu’à leur tour, les droits, eux, circulent très mal. Trop souvent, à l’image de voyageurs malchanceux, ils restent bloqués à la frontière.

Il ne s’agit pas seulement, ici, des frontières entre pays, mais de barrières juridiques presque invisibles qui les cantonnent dans certains statuts ou certains types d’entreprises. Est-il normal que le salarié d’une PME de sous-traitance ait dix fois moins d’heures de formation que son collègue de travail, employé, lui, dans l’entreprise donneur d’ordres ? Est-il normal que le correcteur d’imprimerie free lance se voie promis à une retraite misérable, quand celui qui a la chance d’être salarié dans une maison d’édition bénéficiera de droits convenables ?

Les propositions et l’action de la CFDT, dès lors, peuvent être comprises comme une tentative de faire tomber les frontières, en défendant une meilleure circulation non plus seulement des biens et des personnes, mais des droits. D’un pays à l’autre, quand dans le textile et ailleurs la mondialisation se résume au dumping social. D’une entreprise à l’autre ; Jean-Paul Bouchet rappelle ici la valeur stratégique du social pour les entreprises aussi bien que pour les salariés, et l’exemple de Keolis montre les avantages d’une mobilité bien comprise. D’un statut à l’autre, enfin : on songe ici en particulier aux barrières qui séparent le salariat et l’indépendance, alors même que pour nombre de cadres quinquagénaires, il s’agit d’un passage obligé. Des passerelles sont dès lors nécessaires ; le portage salarial en est une, mais l’idée d’un « droit de l’activité professionnelle » serait plus ambitieuse. Le passeport formation défendu par la CFDT apparaît enfin comme le symbole par excellence de cette nouvelle forme de droit social. N’en déplaise à Astérix, le libéralisme est passé. Passerelles et passeports suggèrent de le prendre, non de vitesse, mais bel et bien au mot : c’est aux droits qu’il convient aujourd’hui d’accorder un laissez-passer.