Comme souvent dans l’histoire, les mobilisations contemporaines, ne serait-ce qu’en France, sont difficiles à analyser, et leur sens n’a rien d’évident. Pour y voir clair, une démarche de type sociologique peut présenter un certain intérêt.

 

  1. Le social, le culturel et le religieux

Il faut d’abord dire avec force qu’une lutte concrète n’est jamais « pure », réductible à une dimension unique et claire ; au contraire, toute lutte est susceptible de charrier des significations multiples, éventuellement contradictoires. Les Gilets jaunes, par exemple, étaient porteurs de revendications liées au coût de la mobilité (le prix des produits pétroliers), mais aussi protestaient contre la désertification de certains territoires, ou bien voulaient d’autres modalités de la vie institutionnelle, un Référendum d’Initiative Citoyenne, etc. Appelons significations élémentaires, ou orientations principales les aspects qu’il est possible de distinguer analytiquement, comme autant d’éléments « purs », et qui nous semblent déterminants dans une action : il arrive qu’elles soient historiquement et politiquement de faible impact, perdantes, et en même temps que le sens qu’elle véhicule soit de toute première importance. Le contraire est d’ailleurs également vrai. Le cas extrême des dissidents à l’époque soviétique peut illustrer ces deux premiers points. D’une part, ils étaient mus par un sens qui pouvait être très différent d’une personne à une autre. Les uns agissaient pour la démocratie, d’autres pour la liberté, d’autres encore comme Soljenitsyne étaient portés par une idée forte de la nation ; et d’autre part, ils ne pesaient pas, en tous cas pas directement sur le cours de l’histoire, alors pourtant que le refus du totalitarisme qu’ils exprimaient était central. Ils étaient historiquement faibles, mais porteurs d’un sens important.

Les grands combats contemporains peuvent comporter des enjeux sociaux - la mise en question des inégalités, le revenu, l’emploi, la précarité, les retraites, l’accès à la santé, à l’éducation, etc.- et/ou des enjeux culturels - tout ce qui touche à la vie et à la mort, de l’euthanasie au mariage et à la procréation, notre rapport à la nature, aux animaux, les relations hommes/femmes, notre vision de ce que pourrait être la planète, etc. Dans certains cas, la religion vient s’y ajouter, sans que l’on sache toujours très bien si elle est première ou si elle est la conséquence de questions sociales ou culturelles : l’islam radical, est-il par exemple la source du terrorisme, ou vient-il conférer un sens aux dérives sociales des banlieues ou aux problèmes de l’immigration ?

Social, culturel et religieux : il y a là une première distinction qui peut permettre de mieux analyser les luttes d’aujourd’hui. Dans certains cas, ces registres coexistent, la colère sociale est par exemple portée par une communauté, comme on l’a vu en Equateur récemment, où les grandes mobilisations sur des enjeux sociaux (et tout d’abord le prix des carburants) ont été organisées pour l’essentiel par des communautés indigènes. Dans d’autres cas, une thématique sociale semble se dissoudre ou muter en thématique culturelle ou identitaire. Lorsque le Rassemblement National tente de capitaliser le mouvement des Gilets jaunes et parle de laïcité, de migrants, d’islam, il tend à transformer une mobilisation sociale en action politique à forte connotation culturelle, et plus précisément identitaire, puisqu’il s’agit d’évoquer des menaces que feraient peser les migrants ou les musulmans sur l’intégrité culturelle française, sur l’être même de la Nation.

Dans certains cas, la mobilisation, porte des significations variées, sociales et culturelles qu’elle ne fusionne pas pour autant. Quand les Bonnets rouges, apparus en 2013 en Bretagne, luttaient contre l’installation de portiques servant au prélèvement d’une écotaxe devant contrebalancer la pollution causée par les transports routiers de marchandises, leur action était sociale – et à l’évidence loin d’être en faveur de l’environnement. Cela n’empêchait pas qu’elle puisse aussi véhiculer des significations culturelles, à commencer par une thématique régionaliste, bretonne. Les registres se complétaient, ils ne se confondaient pas. Quand par contre un discours populiste met en avant le « peuple » et la nation, quand il annonce qu’en se transformant, le peuple (ou la nation) restera lui-même (ou elle-même), le flou règne, les promesses sociales et les appels à l’être culturel deviennent indistincts.

 

  1. Changement d’ère

A ces premières distinctions s’en ajoutent d’autres, qui relèvent d’un raisonnement où doivent se conjuguer l’histoire, et l’idée de changement, d’une part, et d’autre part, la sociologie, et la compréhension du fonctionnement de la société. Disons-le simplement : il faut admettre qu’en France, comme à l’échelle de la planète, nous sommes sortis d’une ère pour entrer dans une autre, et que les acteurs propres à une ère diffèrent de ceux de l’autre, et de ceux qui assurent la transition - même si les luttes peuvent être confuses et relever de deux, voire de ces trois dimensions.

Les premières formulations de cette proposition sont apparues dès la fin des années 1960, avec l’image de sociétés « post-industrielles » (les sociologues Daniel Bell aux Etats-Unis et Alain Touraine en France). On a ensuite parlé de sociétés post-nationales, de postmodernité, de post-colonialisme, etc. L’essor spectaculaire de tout ce qui est numérique a façonné ce que Manuel Castells a appelé la société de réseaux (cf. son livre Communication et pouvoir, Ed. de la MSH, 2013) d’autres ont évoqué une société de l’information, d’autres encore parlent d’hyper-modernité… Sans entrer dans le détail de toutes ces expressions, un point essentiel doit être souligné : si nous changeons de type de société, alors, nous devons lire les significations élémentaires les plus importantes des luttes contemporaines à la lumière de ce constat.

Dans certains cas, ces luttes nous font entrer, plus ou moins de plain-pied, dans la nouvelle société, elles relèvent d’enjeux qui ne peuvent plus être ceux de l’ancienne société, de quelque nom qu’on l’appelle, industrielle, coloniale, moderne, etc. On pourrait ici être plus précis encore, pour distinguer ce qui appartient nettement déjà au nouveau monde, et ce qui nous y conduit - j’y reviendrai à propos de la CFDT. Ceux qui parlent environnement par exemple, à la fois nous font entrer dans une ère nouvelle, et s’y installent par leurs contestations ou leurs propositions. De même, les mouvements de femmes, et pas seulement contre les violences qu’elles subissent, s’inscrivent dans la perspective d’une société où il est mis fin à leur domination, et où elles peuvent bien plus qu’avant se constituer en sujets de leur existence. Dans d’autres cas, la mobilisation s’inscrit dans le cadre de la société qui se défait. Il en est ainsi quand il s’agit de maintenir un modèle ou des acquis propres à ce cadre. Quand par exemple des travailleurs montrent par leur lutte, on l’a vu en décembre 2019, leur attachement à un système de retraite mis en place dans le contexte du début des Trente Glorieuses et de la Reconstruction, ils ne se projettent assurément pas dans une société radicalement changée. Ce n’est pas porter un jugement de valeur que de dire qu’ils refusent, sur ce point, l’entrée dans une ère différente.

L’action, et ce n’est pas la même chose, peut aussi viser à éviter pour ceux qui se mobilisent de faire les frais du changement, du passage d’un type de société à un autre.  Les acteurs ici ne défendent pas l’ancienne société, ils ne la contestent pas non plus, mais ils ne s’engagent pas pour autant autour des enjeux de la nouvelle société : ils demandent à ne pas être déposés sur le bas-côté de la route. C’est ainsi que l’on peut le mieux comprendre le cœur de ce que fut le mouvement des Gilets jaunes, pas plus intéressés par l’action syndicale ou par les problèmes de l’entreprise, que disposés à s’engager dans la lutte sur le changement climatique ou le féminisme. L’avenir, comme l’a dit une formule à succès, n’était pas pour eux la fin du monde, mais la fin du mois.

Il ne faut pas confondre le sens d’une action, qui peut donc relever d’une ère historique ou d’une autre, et ses formes. Depuis une trentaine d’années, des acteurs inventent de nouvelles façons de se mobiliser, ce que l‘historien Charles Tilly appelait un « répertoire » ; ils utilisent Internet, les réseaux sociaux, ils débattent entre eux autrement, prennent des décisions sur un mode délibératif et participatif, agissent de façon spectaculaire, de façon à attirer le maximum d’attention de la part des médias - on en trouve des expressions fortes dans la lutte face au SIDA telle que la relate par exemple le film de Robin Camillo, 120 battements par minute. La nouveauté au début, ici, était le fait d’acteurs eux-mêmes nouveaux - rien à voir avec les défilés syndicaux du 1er mai ! Mais depuis, toutes les luttes ont appris à recourir au nouveau répertoire, à Internet, aux réseaux sociaux, aux opérations spectaculaires.

Dans une période de changements aussi décisifs, les mobilisations qui relèvent d’un type de société qui se défait revêtent un tour avant tout défensif, éventuellement corporatiste ou très catégoriel, et celles qui se tournent vers un nouveau type de société sont d’abord faibles, fragiles, susceptibles de se laisser pénétrer par des idéologies héritées du passé. C’est ainsi que bien des « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 et 1980, anti-nucléaires, étudiants, régionalistes, de consommateurs, etc., et encore, plus proche de nous, un mouvement comme « Nuit debout », qui n’a duré que cent jours, en 2016, tout en se projetant vers un autre avenir, ont peiné à se penser eux-mêmes, et ont souvent accepté que des idéologies gauchistes, marxisantes, viennent dire ce qu’était leur sens, et réussissent à faire couler le vin nouveau dans de vieilles outres - ils n’y ont pas survécu.

Dans ce paysage, la CFDT apparaît comme un acteur complexe. Syndicat, elle relève à certains égards de contestations défensives. « Deuxième gauche », comme on a dit d’elle dans les années 1970, elle est impliquée dans des mobilisations à forte teneur écologique, tournées vers l‘avenir et la construction d’une autre société, comme en attestent bien des points du « Pacte social et écologique » signé par 19 organisations et présentée le 5 mars 2019 par Laurent Berger et Nicolas Hulot. Et chaque fois qu’elle met sa capacité d’action au service de mouvements préparant une nouvelle société, féministes, environnementalistes notamment, elle apparaît aussi comme leur opérateur politique, comme une organisation qui contribue à nous faire entrer dans cette nouvelle société, et pas seulement à la faire vivre.

 

  1. Mouvements, et anti-mouvements ; passage au politique

Les contestations et protestations qui produisent notre vie sociale ne sont pas toutes progressistes, ni même simplement défensives. Elles peuvent aussi être régressives, réactionnaires, qu’elles se situent dans la perspective d’une société qui se défait, ou dans celle d’une société qui s’ébauche. Un cas important ici est donné par la mobilisation contre le mariage pour tous, la « Manif pour tous », apparue en 2012. Les acteurs, ici, sont d’abord réactionnaires et portés pour certains d’entre eux par un catholicisme lui-même vite adossé à l’extrême-droite. Mais certaines thématiques relèvent du monde qui s’ébauche, qu’il s’agisse de la procréation médicalement assistée ou du mariage homosexuel : les acteurs, de ce point de vue, constituent un anti-mouvement, des contestations dont ils prennent le contrepied.

 L’action peut même tourner à des modalités radicales de l’anti-mouvement à l’inversion de significations progressistes qui deviennent autant d’appels à la haine et à la violence, et de leur mise en pratique, par exemple sous la forme d’un terrorisme qui transforme la rage sociale des plus démunis, ou une colère postcoloniale et religieuse en violences extrêmes. Les luttes sociales, culturelles ou religieuses ne sont pas en elles-mêmes politiques, mais toujours elles se posent la question de leur rapport au politique. Il y a là une autre source de différenciation d’une lutte à l’autre, et au sein de chaque lutte.

En France, le mouvement ouvrier, qui fut l’acteur social central du pays durant un bon siècle, est né dans la méfiance vis-à-vis des partis politiques. La célèbre Charte d’Amiens (1906) en fut une forte expression, l’anarcho-syndicalisme dominait alors, et il a fallu l’essor du Parti communiste, le PCF,  pour que se tisse un lien entre la CGT et la politique, le syndicat étant de fait ici subordonné au « Parti ». Ailleurs, des formules de type social-démocrate ont adossé la politique sur le syndicalisme, avec des résultats parfois spectaculaires, en Allemagne, en Scandinavie notamment. Les contestations syndicales contemporaines sont orphelines du PCF, qu’il s’agisse de la CGT, qui a perdu son rôle de courroie de transmission, mais aussi sa forte structuration idéologique et organisationnelle, ou de FO, dont la synthèse de courants divers s’est faite sur la base du rejet partagé du PCF - quand ce rejet n’a plus lieu d’être, l’unité perd son principe central. D’où les difficultés du combat des syndicats les moins réformistes sur les retraites, sans relais politique aujourd’hui, sauf à verser du côté de la France Insoumise. D’où aussi les difficultés du syndicalisme réformiste, à qui le pouvoir ne laisse guère d’espace au niveau général, préférant tenter de le réduire à son rôle au niveau de l’entreprise. Les Gilets jaunes ont eux aussi, et davantage encore, fait preuve de mise à distance du politique, refusant toute médiation, et s’interdisant à eux-mêmes le moindre passage au politique, la moindre structuration allant en ce sens, et usant même de violence pour l’empêcher. Les acteurs mobilisés en France sur l’environnement ou le changement climatique relèvent on l’a dit d’une nouvelle société. Ils sont partagés s’il s’agit du rapport au politique, à l’image des Verts allemands des années 1980 et 1990, qui s’opposaient entre Realos (réalistes), disposés à passer au politique, et Fundis (fondamentalistes), hostiles à cette idée. Ils disposent d’un parti, d’un tissu associatif, de leaders et de personnalités politiques importantes. Un problème supplémentaire pour eux est que tout le spectre politique se réclame de l’écologie. C’est le lot des mouvements sociaux et culturels naissants d’hésiter ou d’être divisés ainsi, on le voit aussi en Espagne, où Podemos prolonge non sans tension avec lui le mouvement des indignés, le 15M. Toujours est-il que les acteurs définis par leur relation à la vieille société n’ont plus guère de prolongements politiques, contrairement à ceux qui se mobilisent pour l’environnement et l’avenir de la planète.

Sociaux, et/ou culturels, et/ou religieux. Plutôt défensifs, et tournés vers le passé, ou contre-offensifs, et s’inscrivant dans la construction de l’avenir. Recherchant, ou non, un traitement politique des demandes qu’ils véhiculent : les acteurs contemporains ne se réduisent assurément pas à des images simples. L’idée d’une convergence de leurs luttes est donc hautement problématique : les orientations que l’on observe dans le paysage général des contestations sont variées, et pas nécessairement stables, contribuant d’une part à façonner les représentations dominantes, en termes de fragmentation ou, comme le montre Jérôme Fourquet, d’« archipellisation » (Seuil, 2019), et d’autre part à alimenter l’idée d’une société où tout se transforme si constamment qu’il faut en dire qu’elle est liquide - un thème au cœur des derniers travaux du sociologue Zygmunt Bauman. Mais dans ce paysage chaotique, nous sentons bien que s’ébauchent des acteurs tournés vers l’avenir, et capables d’articuler sans les confondre des orientations progressistes. L’urgent est de les rendre plus clairs, plus nets, plus capables, aussi, d’élever leur niveau d’analyse et de là d’action : c’est une des raisons qui justifient les liens qui peuvent exister entre un syndicat comme la CFDT et les intellectuels.