« Compromis »

Le mot a mauvaise presse en France[1] ; il désigne un dispositif de mise en accord entre des individus en désaccord fondé sur un mécanisme aussi original que séculaire : la réduction conjointe des prétentions de chacun des protagonistes, de sorte qu’ils parviennent, en répondant à la concession de leur adversaire par une autre concession, à se rejoindre sur une option d’action, jugée par tous deux satisfaisante (ex. : un compromis de vente). Étymologiquement, un compromis est un engagement à faire – une promesse, donc. Le terme qualifie un accord négocié entre deux personnes, ou entre deux parties, fondé sur des concessions réciproques et sur la promesse, mutuellement formulée, de respecter ce que chacun a dit qu’il fera. Cette dimension « morale » du compromis – respecter sa promesse – est peu commentée, au profit de celle, plus stratégique, concernant la réciprocité des concessions. Celle-ci ne peut cependant se comprendre que rapportée à la promesse qui la fonde : c’est parce que l’individu A s’est engagé devant l’individu B à réduire sa prétention initiale et que A est jugé crédible par B dans sa démarche, que B s’oblige, en retour, à réduire sa propre prétention. Nouer un compromis consiste à rendre compatibles des entités rivales.

« Consultation » et « Concertation »

En France, à la différence des pays anglo-saxons, nous différencions « consultation » et « concertation ». Ce dernier terme n’est guère utilisé chez nos voisins européens. L’activité que ce concept désigne en France est, avouons-le, assez imprécise, hors le fait qu’elle constitue « un processus d’accordement multipartite » – pour reprendre l’expression de Karim Berthomé[2]. Cet « accordement » est interpersonnel (des individus tentent de s’accorder avant d’agir) et contradictoire (ils sont en désaccord sur l’action à engager). Ce qui ne spécifie guère le fait de se « concerter » puisque ces deux caractéristiques – l’interpersonnel et le contradictoire – sont aussi celles de la délibération et de la négociation collectives… Et comme certaines définitions de la « concertation » (par exemple, celle de l’encyclopédie Larousse) incluent le fait que celle-ci abrite, nécessairement, une « consultation », le brouillard est total…

Le Code du travail ne retient que le terme de « consultation » et stipule avec précision les modalités légales de ce processus (par exemple, les articles L. 2312-17 à L. 2312-18) – sauf dans son article 1, qui stipule que « tout projet de réforme envisagé par le gouvernement, qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle, fait l’objet d’une concertation préalable avec les partenaires sociaux en vue de l’ouverture éventuelle d’une négociation ». Le gouvernement, lui, parle uniquement de « concertation » avec les partenaires sociaux, fort rarement de négociations…

« Démocratie sociale »

Le concept de « démocratie sociale » est ancien – il apparaît au milieu du xixe siècle – mais demeure peu opératoire, tant ses définitions sont plurielles et son contenu imprécis. Trois désignations donnent sa consistance au concept. L’une, la première chronologiquement, lui donne son assise, il s’agit d’accorder, à côté des institutions politiques issues du suffrage universel, une place aux autres légitimités sociales : les syndicats et les associations. La « démocratie sociale » est alors pensée comme l’intrusion de la société civile dans le champ politique, et qui agit aux côtés de l’État, dans le champ social qui est le sien et selon des logiques de domaine réservé. Le concept désigne également le nécessaire prolongement et épanouissement de la démocratie politique. Dans un éditorial du Populaire de 1933, Léon Blum interpelle la SFIO, en se demandant si celle-ci se propose toujours de réaliser « une démocratie sociale conçue comme la condition et le prolongement de l’achèvement de la démocratie politique ». Enfin, dernière acception du concept : la démocratie sociale comme rééquilibration de la démocratie politique. Il s’agit de renforcer le pouvoir de la société civile en accordant un pouvoir accru aux instances et associations qui émanent d’elle, comme les syndicats et les assemblées de citoyens. De ces trois acceptions du concept de « démocratie sociale » découle un rôle différent alloué à la négociation collective. Dans le premier cas – l’intrusion –, l’État est l’opérateur obligé de cette entrée de la société civile en responsabilité. Traduction de cet effort : les lois de 1919 et 1950 sur les conventions collectives, les grandes lois sociales de 1936, 1947 ou 1968, l’obligation annuelle de négocier en 1982, les ordonnances de 2017, etc.

Dans le second cas – le prolongement, ou l’épanouissement –, la négociation collective est pensée comme un contre-pouvoir nécessaire dans les différentes strates sociales de la société, que ce soit dans les branches professionnelles ou dans l’entreprise. Le débat sur une possible « codétermination à la française », avec la présence accrue d’administrateurs salariés, prend ici toute sa place. Dans le dernier cas – la rééquilibration –, la société civile est à la manœuvre et use du concept de « démocratie sociale » comme d’un rempart pour mettre à distance l’État et sa propension à tout diriger et contrôler sous couvert d’incarner à lui seul l’intérêt général. Tout le débat, mille fois actualisé, entre loi et contrat, règle légale et norme négociée, trouve ici son débouché. La négociation collective, dans ce cadre, traduit la volonté des partenaires sociaux d’être des régulateurs du social, à jeu égal avec les parlementaires et le législateur.

« Dialogue social »

L’expression « social dialogue » est peu usitée en Europe – sauf dans son usage institutionnel (OIT et Union européenne) pour qui elle a été forgée, dans un souci d’équilibre avec « dialogue civil » – et quasi ignorée en Amérique du Nord. Le Code du travail la mentionne à deux seuls endroits : dans le titre du chapitre où figurent les articles L1 à L3 (mais où ne sont présentes que les expressions « négociation collective » et « relations collectives de travail » !) ; et dans l’intitulé du chapitre 1 du titre 1 du livre II (« La négociation collective », articles L. 2211-1 à L. 2283-2), mais où ne figure aucun article…

Est-ce un problème ? Oui. Pour quelles raisons ? Parce que ce flou définitionnel dissimule une conception politique ; brouille les distinctions entre discussion, concertation et négociation collective ; empêche de mesurer, à des fins d’amélioration, l’état de la régulation sociale dans une organisation de travail ; et obscurcit le débat sur les freins à une pratique décomplexée de la négociation collective. Par l’emphase portée sur le mot « dialogue », l’expression n’informe en rien sur les différentes activités sociales que cette notion recouvre.

Parler de « dialogue social », c’est donc nommer « l’enveloppe » qui abrite en son sein différentes composantes. J’en identifie sept ; je les nomme : des activités. « Activité » désigne ici l’action de faire, une fois programmée. Répartissons ces composantes selon leur visée générale : exprimer, ou délibérer, ou réguler ; ce qui donne trois familles génériques. Nommons-les : les activités d’expression, de délibération et de régulation conjointe. Chacune s’active sur des scènes de débat spécifiques : « l’agora », pour l’expression des salariés ; « le forum », pour les opérations de consultation et de concertation ; « l’arène », pour les processus de négociation collective[3]. Un tableau (sur la version PDF de l’article, NDLR) résume ces activités et leur fonctionnalité.

Ces activités sont fondées sur une même intention : confronter des points de vue. Mais leur visée et l’exercice de cette confrontation sont différents : certains (la discussion, l’échange d’informations) correspondent à des actions collectives de type « parce que » ; d’autres (la négociation, la codétermination) sont des actions engagées « en vue de » ; d’autres encore (la consultation, la concertation) sont des activités mixtes et oscillent entre ces deux pôles.

Discuter et échanger des informations sont des actions fondées sur les expériences personnelles des individus et le besoin de les confronter – parce qu’elles sont douloureuses ou sujettes à insatisfaction. Négocier et décider en commun sont des actions fondées sur un projet partagé : il s’agit de dessiner les règles de l’action conjointe.

Ces composantes diffèrent par la place qu’y occupe le travail d’argumentation. Si dialoguer, c’est communiquer avec un autre, discuter, c’est mettre en doute les propos de cet autre. Un « espace de discussion » n’est pas, étymologiquement parlant, un espace dialogique : discuter, c’est contester, examiner le pour et le contre, échanger des arguments pro et contra. Comme le rappelle Bernard Manin[4] une délibération collective (dans le cadre d’une réunion d’expression directe des salariés, ou d’une conférence de concertation sociale) suppose « la présence de points de vue différents et opposés chez les participants ».

Négocier comporte cette même dimension procédurale d’argumentation. Mais s’y ajoute, non présente dans la discussion argumentée, la possibilité, pour chaque partie, de mettre son veto au vouloir de l’autre, quelle que soit la validité de son argumentation. Autrement dit, aucune ne peut obliger l’autre à aller au-delà de ce qu’elle est prête à renoncer ; d’où ce veto toujours possible, sauf à se soumettre et abandonner toute prétention…

Ces dispositifs de confrontation sont gradués selon leur finalité décisionnelle. Discuter de son travail, entre collègues d’un même service, est une démarche délibérative sans finalité décisionnelle directe : ceux qui discutent ne sont pas ceux qui décident à propos de ce qui a été discuté… Une négociation collective, elle, est expressément décisionnelle : la discussion ou les échanges d’informations qu’elle suppose sont assignés à une décision commune. Et le produit d’une négociation collective – l’accord collectif – est à la fois le constat que les parties se sont accordées sur une même décision d’action et le contrat qui les lie dans le respect de cette décision.

Une consultation suppose que trois activités s’enchaînent : la sollicitation d’individus par un décideur final ; la délibération des différents individus consultés pour formuler cet avis ; enfin la procédure de vote et la transmission de l’avis majoritaire au décideur final. Cette consultation peut concerner les seuls élus du CSE, les salariés d’un secteur de l’entreprise, ou l’ensemble des salariés. Une concertation suppose de mêmes activités ; c’est l’attitude du décideur final qui la différencie d’une simple consultation, selon le degré de prise en compte des avis exprimés par les consultés. Il est admis qu’à l’issue d’une concertation, le décideur final ne peut pas ne pas tenir compte, peu ou prou, des avis qui lui ont été fournis.

La différence entre paritarisme et codétermination tient au mode de vérification de l’accord sur l’action à engager : par la règle majoritaire dans le premier cas, par le consensus des protagonistes dans le second. Elles sont, comme la négociation, des activités de régulation conjointe. L’objectif des parties est de s’autoréglementer – ce qui les érige en législateurs privés. D’où l’intérêt de ne pas occulter ce travail de joint regulation en le banalisant sous l’intitulé de « dialogue » : négocier, gérer de façon paritaire et codéterminer sont des actions collectives à visée normative, ce que ne sont pas les autres composantes du « dialogue social », à visée principalement expressive, y compris quand il s’agit de délibérer.

Nous pouvons maintenant proposer une définition pragmatique. Le « dialogue social » désigne différentes manières de discuter, échanger des informations, se concerter et négocier dans l’entreprise entre l’employeur ou ses représentants et les représentants du personnel, qu’ils soient élus, mandatés ou désignés, mais aussi les salariés et les autres parties prenantes de l’entreprise, que ces manières soient formelles ou informelles, dans l’objectif d’organiser les relations collectives de travail, de résoudre les différents problèmes socioproductifs, d’améliorer la qualité de la vie au travail et de parvenir à une meilleure performance de l’entreprise. Les finalités de ce « dialogue social » ainsi conceptualisé peuvent se répartir en quatre grandes thématiques : l’organisation des relations collectives de travail (tout ce dont parle le Code du travail dans sa deuxième partie, livres I à V) ; la résolution des problèmes socioproductifs (par exemple : la définition des conditions de travail des salariés dans le cadre de la crise sanitaire, ou le programme de formation des salariés mis en chômage de longue durée) ; l’amélioration de la qualité de la vie au travail (par exemple : la mise en place d’un programme de prévention des risques psychosociaux, ou la définition d’un plan d’action, après élaboration d’un diagnostic partagé, visant à mieux articuler vie personnelle et vie professionnelle) ; enfin, une meilleure performance de l’entreprise (notamment sur les indicateurs environnementaux, via, par exemple, des programmes d’action ambitieux autour du déploiement de la norme ISO 14001).

« Négociation collective »

« On peut appeler négociation entre deux parties toute situation où l’une et l’autre mettent en œuvre leur pouvoir respectif pour influencer une décision », écrit Jean-Daniel Reynaud[5]. Cette définition introduit un élément majeur de compréhension : le pouvoir que chaque partie mobilise pour faire en sorte que la décision conjointe adoptée soit la plus proche possible de ses préférences… Un processus de négociation comporte des moments de théâtralisation, avec ce que cela suppose de dramatisation, d’improvisation et d’incertitude quant à son bon déroulement.

L’expression « collective bargaining » a été forgée par Beatrice et Sidney Webb, deux intellectuels anglais de la fin du xixe siècle, pour désigner la négociation entre managers et workers dès lors qu’elle s’effectue, non pas individuellement pratiquée par chaque worker, mais collectivement, par l’intermédiaire de représentants, et qu’elle vise à co-définir les règles qui régiront les collectifs et les situations de travail. Ces règles sont réputées erga omnès, valables pour tous.

Toute négociation collective est, par définition, une régulation sociale conjointe – voire son archétype – ; mais toute régulation conjointe n’est pas une négociation collective. Dans son sens élargi, l’expression « régulation conjointe », sous la plume de J.-D. Reynaud, signifie trois choses : un, la présence de deux producteurs de règles – en l’occurrence, des directions d’entreprise et des représentants des salariés – ; deux, une concurrence entre ces régulateurs, chaque camp essayant d’orienter en sa faveur le corpus des règles du travail et des relations de travail ; et trois, un accord ponctuel et révisable, sur certaines de ces règles, les deux protagonistes estimant nécessaire de s’accorder sur celles-ci, pour des raisons liées à leurs intérêts respectifs. Il y a négociation collective quand trois conditions sont réunies : un, un désaccord sur la règle exacte à adopter, dans une situation socioproductive où la règle usuelle est insuffisante ou inadaptée ; deux, le caractère formel de la discussion sur ces règles, avec production d’arguments et de contre-arguments ; trois, la recherche explicite d’un accord, avec le déploiement des techniques usuelles de mise en accord (échange de préférences, concessions, compensation et dépassement du problème par le choix d’autres options).

Il y a donc négociation collective quand est engagé un travail de négociation et qu’il y a co-construction d’une solution – autrement dit : élaboration d’une règle nouvelle, à partir des prétentions de chacun. La question du pouvoir des parties éclaire ce mécanisme original de mise en accord : il ne s’agit pas d’un processus harmonieux ni d’une recherche de consensus. Il y a heurt d’intérêts et confrontation de points de vue. Pour autant, une négociation collective n’est pas un sport de combat, et la mise au tapis de l’autre n’est pas l’issue normale du jeu. Les protagonistes sont conscients que chacun détient l’accès à des ressources ou des informations dont l’autre a besoin ; et les échanges et discussions à la table des négociations s’appuient sur leurs décisions passées et préparent leurs décisions futures.

Le concept de « négociation », estimait Jean-Daniel Reynaud dans son commentaire de 2003, possède une utilité de méthode : il oblige l’analyste à rechercher les relations de pouvoir, les jeux complexes d’arbitrage entre options, les rapprochements ponctuels, les échanges de rationalité, les renoncements, etc. Et, ajoutait-il, ce concept rappelle que le résultat de ces jeux, échanges et rapprochements est létablissement dune règle. Raisonner ainsi permet à l’analyste de se dégager d’une lecture « marchande » de la négociation collective : les négociateurs d’entreprise – directeurs, délégués syndicaux ou élus du personnel – sont moins des contractants que des private legislators – pour reprendre le trait d’Allan Flanders[6]. En établissant un corpus de règles négociées, ils deviennent, de fait, des législateurs ; et les règles qu’ils édictent, codifiées dans l’accord collectif, s’imposent à tous, syndiqués ou non, à l’instar des lois et des décrets pris par la puissance publique.

[1]- Cette notice s’inspire des raisonnements présentés et explicités dans mon ouvrage Petit traité du compromis, PUF, 2015.[2]- Voir la notice « Concertation » dans le Dictionnaire de la participation, disponible à l’adresse : https://www.dicopart.fr/fr/dico/concertation#main[3]- Nous reprenons ici les termes de Bruno Jobert (forum et arène) pour différencier les divers lieux du débat public. Agora, le lieu où se réunissaient les citoyens grecs, nous semble décrire correctement les espaces de discussion prévus par l’ANI de 2013.[4]- Bernard Manin, « Délibération démocratique et principe du contradictoire », conférence prononcée à l’occasion du colloque international Le tournant délibératif. Bilan, critiques, perspectives, EHESS, 16-17 juin 2011.[5]- La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud. Débats et prolongements, coordonné par G. de Terssac, La Découverte, 2003.[6]- Allan Flanders, « Éléments pour une théorie de la négociation collective », Sociologie du travail, vol. 10, no 1, 1968, p. 13-35.