Dans notre entreprise on restructure chaque année. Avec le confinement, on ne s’intéressait plus à l’organisation, on agissait. La conséquence c’est que même si l’entreprise se restructure désormais, ça ne change rien, parce que nous, on a créé nos groupes, nos équipes et c’est tout ».

Nous sommes en février 2021. Avec plusieurs consœurs et confrères, nous menons depuis décembre un projet de recherche sur l’impact de la crise sanitaire sur le vécu du travail[1]. En tant qu’enseignants-chercheurs, nous sommes personnels d’organisations, nous vivons des transformations et nous n’en comprenons pas toute la portée. Et ce malgré notre bagage de chercheurs en organisation.

La crise du Covid nous a saisi comme tout le monde, dans notre métier. Comme beaucoup de personnel nous avons vécu cette nouvelle dislocation des espaces, des lieux, des temps… entre ceux qui travaillent sur site, ceux qui travaillent en « distanciel », les « hybrides », les « essentiels », les « non-essentiels »… Et peu à peu cette dislocation est devenue notre nouvelle structuration du travail. Dans ce travail de recherche que nous menons, il y a aussi pour moi, le souhait de mieux comprendre ce que nous vivons dans nos organisations depuis bientôt un an. Et c’est au cours d’une série d’entretiens en février 2021 qu’émerge le témoignage de cette femme, salariée d’une grande entreprise qui résonne en moi tout particulièrement. Cette femme le dit très clairement : en mars 2020 l’organisation s’est envolée. Elle a disparu et nous avons tous fait comme nous le pouvions en nous appuyant sur nos équipes, nos connaissances, nos collègues. Et aujourd’hui, l’organisation n’a plus d’importance parce que nous avons expérimenté qu’elle n’en avait aucune. Nous pouvons travailler sans organisation. Ou du moins, nous en avons l’illusion.

En fait, comme le dira très bien un autre témoin de notre enquête, il y a bien une organisation, de nouvelles structures qui se créent : « Il y a une perte de l’organisation au profit de nouvelles structures qui se créent de manière spontanée et sur lesquelles personne n’a une vision d’ensemble. C’est comme si le carnet d’adresse était devenu une mini organisation ».[2] Ces structures qui émergent sont des clans, des tribus, des groupes sociaux informels fondés sur des affinités, des reconnaissances identitaires…

Et cette dislocation de l’organisation ne date pas de la crise du Covid. Elle était là, en embuscade depuis une petite dizaine d’années. La crise du Covid nous en a surtout révélé l’ampleur.

Au cours de la dernière décennie, l’idée s’est développée dans la pratique managériale qu’il fallait « casser les silos », créer des organisations du travail plus fluides, plus agiles et donc plus adaptées aux nouveaux enjeux de l’économie numérique et collaborative.

Ce thème du décloisonnement dans le vocabulaire managérial renvoie à l’idée que la structuration de l’organisation du travail ne permet plus d’être efficace dans un contexte où l’innovation et le développement de services sont au cœur du business model des entreprises. Les entreprises seraient trop « silotées » à la fois par une organisation du travail héritée de Fayol et Taylor et par une hiérarchie qui conduirait à enfermer l’initiative personnelle et l’autonomie dont les salariés prometteurs auraient envie. En introduisant des technologies digitales (emails, réseaux sociaux, outils de travail collaboratif…), l’organisation tendrait naturellement à se fluidifier, à se décloisonner et donc à être plus réactive et efficace pour le client. Pourtant l’observation des pratiques de travail sur le terrain montre que dans beaucoup de cas, loin de décloisonner, l’introduction des technologies digitales a conduit à multiplier les cloisons, à complexifier l’organisation du travail.

La structuration des flux d’information est au cœur de l’organisation du travail. Elle permet de définir comment les décisions vont être prises, comment les acteurs coordonnent leurs actions entre eux et comment ils contrôlent que les actions ont bien été menées pour réaliser le projet collectif. Cette structuration des flux d’information présente un véritable enjeu de pouvoir au sein d’un collectif : celui qui maîtrise le flux d’information est celui qui maîtrise l’organisation de l’action collective.

Au sein des entreprises, comme de tout collectif, la volonté de contrôler l’information a toujours existé. Elle vise à atteindre l’efficacité maximale de l’action collective et à réduire l’existence d’une organisation informelle composée de réseaux de dons, d’entre-aide et de soutien qui structurent largement cette action collective mais ne sont pas contrôlables et donc optimisables.

La tension entre cette organisation informelle et cette organisation formelle apparaît au grand jour dans les entreprises avec le déploiement des outils digitaux. Ces outils sont introduits à partir des années 2008 pour une large partie par les salariés eux-mêmes et décentralisent totalement la circulation de l’information et donc la coordination des tâches et les prises de décisions. Il n’y a plus de contrôle de l’information possible. Corolaire à cette situation : le développement de processus de travail informels transverses à la structure en départements et en ligne hiérarchique des entreprises.

Pour tenter de tirer bénéfice de l’effet « décloisonnement » supposé liée à ces technologies tout en contrôlant la place de l’organisation informelle, de nouvelles démarches de structuration des flux d’information sont alors apparues dans les entreprises avec le développement du mode de travail réseau et collaboratif (mise en place de chartes d’usage des emails, déploiement d’outils de travail collaboratifs d’entreprise, mise à disposition de technologies de réseaux sociaux…). Ces modes de structuration de l’information sont venus s’ajouter à la structuration des flux d’information qui existaient préalablement : la circulation de l’information hiérarchique (reporting) et la structuration de l’information pour l’animation de projets. Tout ceci a conduit depuis une dizaine d’années à un véritable « effet millefeuille » : organisation du travail en « silos » fonctionnels, en mode projet, en mode réseau et collaboratif…

Pour accentuer cette démarche de « décloisonnement » de nombreuses grandes entreprises, ont associé à l’introduction des technologies digitales, des démarches de reconfiguration de l’espace avec le développement du « flex-desking ». Le salarié n’a plus d’espace de travail attitré mais s’installe où il le souhaite dans un espace donné grâce à un poste de travail informatique mobile. Il n’y a plus de service des ressources humaines ou de bureau des méthodes mais des « territoires de travail », des « quiet zones » et des « plateaux collaboratifs ». Le choix de son espace de travail est laissé au salarié en fonction de ses besoins fonctionnels et opérationnels (être au calme, travailler en équipe, travailler debout ou assis, échanger avec tel collègue, développer de nouvelles idées, produire un rapport…) ou de sa volonté d’identification à un groupe social de l’entreprise.

Au lieu de décloisonner, dans de nombreuses entreprises ces démarches ont multiplié les cloisons et conduit à une individualisation forte du travail, à une perte de repères pour le salarié (pour quoi et pour qui travaille-t-il ?) et à une lourdeur administrative nuisant à l’efficacité avec la multiplication et la superposition des processus hiérarchiques et collaboratifs pour pouvoir réaliser la tâche allouée. Aux demandes de la hiérarchie quant aux résultats et processus à suivre s’ajoutent les notifications Teams, WhatsApp, emails et autres SMS des membres de notre groupe de collègues proches, sans présence des corps, renforçant un sentiment de sursollicitation, une parcellisation du travail et un éparpillement de l’attention. Conséquences pour le salarié : un manque d’ancrage caractérisé par des difficultés à construire des repères quant aux tâches à effectuer, leur urgence et le sens qu’elles ont.

La crise du Covid en basculant une large partie des activités de services en travail distant n’a fait que rendre ces changements plus évidents. Individualisation du travail, multiplication des processus qui dilate le temps de travail, isolement, perte de sens et de vision collective, les salariés et managers que nous avons interrogés en février 2021 le confirment : « Les gens sont concentrés sur leur fonction et ne voient plus l’implication de leur travail dans la chaine ». « Chez nous on travaille sur une espèce de charte pour expliquer aux gens qui on est et ce qu’on fait. Pour rappeler aux gens pour qui ils travaillent et pourquoi ils le font ».[3]

Face à ce constat, comment faire ? Comment rendre l’organisation du travail efficace ? Faut-il revenir en arrière et supprimer toutes les technologies digitales ? Le retour sur le lieu de travail avec des bureaux attitrés est-il la solution ?  Très certainement non car malgré tous leurs défauts ces démarches ont eu du bon. En tout premier lieu, elles ont permis aux salariés et aux entreprises de faire face à la crise. Si les salariés n’avaient pas été acculturés à ces modes d’organisation, la crise aurait été vécue de façon encore plus violente et ses conséquences auraient certainement été encore plus dramatiques qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ensuite parce que ces démarches ont ouvert des zones de créativité, de liberté et d’autonomie utiles à la fois pour le bien-être des salariés et pour leur productivité. Toutefois, l’expérience de la crise Covid révèle que dans beaucoup d’organisations l’usage des technologies digitales pour le travail n’est pas mature. Leur introduction ne peut pas être une simple superposition à des processus de circulation de l’information existant déjà. Ces technologies de l’information sont techniquement relativement simples à déployer comparativement à celles des générations précédentes. Mais la relative simplicité technique ne doit pas masquer l’ampleur du travail de reconfiguration informationnelle et organisationnelle que nécessite leur déploiement. La transversalité que peut permettre l’usage des technologies digitales doit être pensée et construite en cohérence avec des processus hiérarchiques nécessaires à l’activité de la très grande majorité des organisations.

La crise du Covid peut être une opportunité de prise de conscience des paradoxes nés de ces reconfigurations organisationnelles et technologiques dans les entreprises de ces dernières années. Les entreprises bénéficieraient à profiter de la période de sortie de crise pour co-construire un cadre d’action partagé entre salariés et managers indiquant pour chaque tâche/activité les modalités de circulation de l’information (présentiel/distanciel/hybride/avec technologies/ sans technologie…) et les processus de réalisation de ces tâches.  Ce cadre permettrait à chacun de retrouver ces repères et à l’organisation d’éviter de se dissoudre dans des tribus vivant sur des « territoires de travail »…

« Dans mon entreprise, je constate qu’il y a plusieurs communautés qui se regroupent toutes seules sans avoir besoin d’être dans l’entreprise. Aussi je me demande si dans les entreprises, ces communautés qui se regroupent toutes seules sans besoin d’être dans l’entreprise, est-ce que ce n’est pas un éclatement ? ».[4]

Eh bien si ! C’est un éclatement ou plutôt une dislocation d’un collectif autrefois mobilisé autour d’une mission, d’un projet d’entreprendre ensemble. Et cette dislocation au profit de groupes sociaux informels n’est pas forcément un progrès ni pour l’entreprise et surtout pas pour le salarié.

[1] A. Dudézert, C. Fuhrer, M. Kalika, F. Laval, O. .Lavastre, J. Moscarola, « Transformer la crise en opportunités : le vécu des managers et salariés », Livre Blanc Business Science Institute/Le Sphinx, avril 2021 [2] « Transformer la crise en opportunités : le vécu des managers et salariés », déc. 2020-avril 2021. [3] Ibid. [4] Ibid.