La crise économique est un révélateur des tensions qui traversent le monde du travail. Tensions économiques avec les fermetures d’usine et les centaines de milliers de chômeurs supplémentaires depuis six mois. Tensions sur les salaires avec le scandale des rémunérations patronales. Tensions sociales avec les séquestrations de cadres et un dialogue social toujours plus difficile. Le tableau est sombre, même si on peut voir dans ce grand bouleversement les prémisses d’évolutions profondes de nos économies et de nos sociétés en direction de modes de croissance plus durables.

Les dysfonctionnements du modèle actuel, nous ne les connaissons que trop bien. Cela fait des années que nous évoquons, dans la revue et ailleurs, les dérives de la financiarisation ou les graves problèmes de gouvernance qui affectent des entreprises et plus largement des sociétés prises dans des visions réductrices du monde. À cet égard, la crise n’est rien d’autre que le point de rupture attestant une tension fondamentale entre la réalité et ses représentations. Représentation de l’homme en pur calculateur rationnel, avec l’anthropologie néolibérale ; représentation de l’entreprise sous forme d’indicateurs ignorants de la réalité du travail ; représentation dualiste d’un monde partagé entre élites nomades mondialisées et tout venant corvéable, remplaçable et mobilisable à merci.

En 1983, alors que ces représentations commençaient à s’imposer, Margaret Thatcher en avait résumé l’esprit d’une de ces formules lapidaires dont elle avait le secret : there is no such thing as a society – ce que l’on nomme société n’existe pas. Bien davantage que le retour des États, le moment que nous vivons aujourd’hui est peut-être la fin d’une séquence historique marquée du sceau de cet oubli. Sous les marchés, les sociétés existent et se rappellent au souvenir de ceux qui les avaient, un peu vite, enterrées.

Reste que les organisations de travail sont aujourd’hui encore prises dans les contradictions d’un modèle industriel et économique oublieux des réalités humaines, et qu’avec la crise les tensions s’avivent. Ce numéro dessine une sorte de cartographie des conflits : non pas les luttes sociales mais les tensions qui traversent et parfois déchirent le monde du travail et en particulier les fonctions d’encadrement.

Parfois invisibles, difficiles à représenter et à formuler, ces tensions n’en sont pas moins structurantes et profondément aliénantes. Les imaginaires mis en jeu, entre culte du client et exaltation de la mobilité, peuvent être lus comme des idéologies. La CFDT s’est construite dans les années 1970 contre d’autres idéologies, totalitaires celles-ci ; d’autres aliénations, plus sournoises, sont aujourd’hui à l’œuvre au cœur de nos sociétés.

En France, où la question du statut reste un repère identitaire fort, les aveuglements managériaux vont de pair avec des formes de manipulation, des promotions par exemple, qui voient les organisations jouer avec les positions pour configurer à leur avantage le jeu des acteurs. On chante les vertus de l’autonomie tout en resserrant la bride et en isolant les processus de décision. On exalte le mouvement et la liberté tout en retirant aux cadres le pouvoir de définir leur travail. On déplore le stress en refusant de comprendre les changements organisationnels qui le font naître.

Jouer sur les mots, c’est jouer avec les hommes et les femmes dont le travail, la vie sont prescrits et définis par ces mots – dans les manuels de management, les process d’organisation et les systèmes d’information, mais aussi dans la presse et plus largement dans une culture obnubilée par l’argent ou une « performance » mesurée en chiffres. Plus que tel ou tel responsable, c’est cette culture qui est en cause aujourd’hui.

Ce sera l’un des enjeux du 13ème Congrès de la CFDT Cadres, intitulé « Changer la donne – Cadres, avec la CFDT » et qui se tiendra à Nîmes du 17 au 19 juin 2009. Dans la nouvelle donne, dans le new deal qui se joue aujourd’hui en France et dans le monde, les travailleurs et leurs représentants ont leur mot à dire. L’échec désormais patent d’une culture ayant choisi d’ignorer leur parole est une opportunité à prendre. Ne ratons pas cette occasion.