L’éthique est décidément à la mode. Finance, management, production, aucun des domaines de la vie des entreprises n’échappe à la pression de ses impératifs, sans qu’on n’arrive jamais précisément à comprendre d’où vient cette pression : des consommateurs, comme on veut nous le faire croire ? Des actionnaires, peut-être, qui posent effectivement de plus en plus de questions gênantes ? De la presse, sans doute, et à travers elle d’un public attentif aux affaires, désireux de voir une culture de la responsabilité s’imposer aussi bien dans le monde des administrations que dans celui des entreprises. On pourrait penser, dès lors, que l’attention publiquement portée à ces questions par la plupart des grands groupes ne serait qu’un effet de manche. Il s’agit bien, sans doute, d’une affaire de communication, et il n’est pas interdit de scruter ces manœuvres d’un regard critique. Mais s’en tenir à ce point de vue serait réducteur. La reformulation « éthique » des positions de chacun dans l’entreprise semble bien ne pas être un simple effet de mode, mais une évolution plus profonde, touchant aussi bien le domaine du droit que les techniques de management.

Bien. Mais quelle est la part des discours tout faits, de la bonne parole reproductible à l’infini ? L’examen des chartes diverses qui ont fleuri ces dernières années fait apparaître une pratique du décalque, du copier-coller, qui laisse des doutes sur l’authenticité et la pertinence des démarches menées. On remarquera ainsi le manque manifeste de dialogue social, qui se traduit par la quasi absence des partenaires sociaux, dans la rédaction des chartes. S’il est tentant d’en faire le procès, il est sans doute plus constructif de prendre place dans ce mouvement, de se le réapproprier. Telle est en tout cas la démarche de la CFDT Cadres, et c’est dans cet esprit qu’a été conçu ce numéro. Il s’agit moins, pour nous et à ce stade de la réflexion, de prendre position que de faire le point, d’analyser, de comprendre. Dénoncer les dysfonctionnements, certes ; mais avant tout les analyser.

Il faut alors faire la part de la nouveauté, de l’inexpérience, de la timidité pourquoi pas ; il faut aussi se rendre compte de l’aveuglement dans lequel nous vivons, dans ces domaines. Non par mauvaise volonté, mais par manque de distance. Cette éthique, cette responsabilité que nous réclamons et qu’on nous réclame, savons-nous ce que c’est ? D’une certaine façon, on nous en parle trop. Informations, allusions, citations, discours et slogans : c’est, osons le mot, à une culture que nous avons affaire. Une culture qui s’impose comme une évidence, et dans laquelle nous baignons déjà, au point de ne plus en distinguer les ressorts. Parties prenantes de cette évolution, comme cadres, nous sommes aussi de ce « public » qui a intégré les valeurs nouvelles et dont la vision du monde est formatée par les nouveaux modèles. Subir cette culture sans l’interroger serait tout aussi vain que la réfuter en bloc : nous tentons ici de la travailler de l’intérieur, en explorant d’abord, dans une première série d’articles, ses enjeux juridiques, sociaux, philosophiques et historiques.

Comment cette culture se traduit-elle concrètement ? Il s’agit ici d’interroger sa cohérence, et donc ses éventuelles contradictions : c’est l’objet d’une deuxième série d’articles et d’entretiens, qui font apparaître par exemple que l’élaboration des chartes procède trop souvent d’une démarche unilatérale, du management aux salariés. Or, la posture consistant à imposer des valeurs sans discussion n’est pas un geste éthique. On ne peut être l’objet d’une éthique ; on ne peut en être que le sujet.

La personne est donc au centre d’une évolution qui tend à la fois à réactiver la conception juridique de l’entreprise comme « personne morale » et à décentrer les responsabilités de l’organisation vers la personne. C’est une nouvelle donne ; reste à savoir quelles sont les règles du jeu, et à les mettre au clair si besoin est. En l’absence de règles, ce pourrait bien devenir un jeu de massacre – on songe ici par exemple au succès extraordinaire et inquiétant de la notion de « harcèlement », à la fois légitime dans son principe et fort difficile à contrôler dès lors que chacun s’en empare pour nommer sa souffrance ou sa gêne. La responsabilité, l’éthique, sont de même de ces notions inattaquables, mais qui peuvent cacher toutes les dérives. C’est pourquoi le numéro s’achève sur une étude attentive du droit, explorant l’espace juridique d’aujourd’hui pour imaginer celui de demain.

In memoriam

C’est avec un très grand regret que la CFDT Cadres a appris le décès de Renaud Sainsaulieu, le 26 juillet dernier, des suites d’une longue maladie.

Renaud Sainsaulieu a formé des générations d’étudiants et inspiré de nombreux sociologues français et francophones. Fondateur du Laboratoire de Sociologie du changement des institutions (LSCI), qu’il a dirigé jusqu’en 2001, professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris où il a créé un DESS et deux diplômes de formation permanente, l’un pour des sociologues d’entreprise, l’autre pour des responsables associatifs, président de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) de 1992 à 1996, fondateur de l’APSE (Association des professionnels en sociologie de l’entreprise), et animateur de nombreuses associations de réflexion ou d’action comme Développement et emploi, il a été durant toute sa vie un homme de conviction et d’action.

La disparition de Renaud Sainsaulieu nous prive du soutien généreux d’un universitaire qui fut à la fois un ami de la CFDT Cadres et un membre du comité scientifique de l’Observatoire des cadres.