L’éthique peut être abordée comme une compétence à apprendre. Par delà les réflexes comportementaux à acquérir et les valeurs à personnaliser, il s’agit pour les acteurs organisationnels de savoir faire évoluer leurs pratiques, et de développer une capacité à transformer leur expérience en savoir-faire.

Cette affirmation est vraie pour tout rôle professionnel. La formation ressort d’emblée comme un puissant levier pour l’éthique et l’entreprise, et ceci à double titre : dans l’apprentissage des bonnes pratiques et dans l’acquisition des compétences nécessaires pour les faire progresser et même pour les inventer.

L’éthique, des pratiques à inventer

L’éthique est dans tous les discours. Si l’on peut se réjouir que la responsabilité sociale et le développement durable représentent aujourd’hui des préoccupations managériales, l’affichage des bonnes volontés ne suffit pas.

Une première approche de la situation pourrait même conclure, face à une discrimination persistante, au phénomène de la souffrance au travail ou encore aux scandales financiers, que seuls les mots ont changé mais que rien ne progresse dans les pratiques, voire même que l’habileté des dirigeants consiste, au comble du cynisme, à obtenir des labels garantissant leur image, pour mieux agir en toute impunité. Et pourtant, de nouvelles règlementations ont été mises en place ; des postes de responsables ont été créés au sein des organisations. Pour beaucoup de managers, cela se traduit au quotidien par de nouvelles contraintes et une intensification de la pression associée à la multiplication des normes et à l’obligation de reporting.

Quelles sont les marges de manœuvre et les capacités d’arbitrage dont disposent les managers ? Comment peuvent-ils organiser la confrontation, identifier les parties prenantes et travailler avec elles ? Répondre suppose que trois conditions aient pu être remplies. D’abord, les compétences concernées et, au delà d’une nième redéfinition de profil de poste, les modèles de management et les nouvelles formes organisationnelles doivent être identifiés. Il faut ensuite examiner comment ces compétences peuvent s’acquérir. Il faut enfin développer des formations appropriées.

C’est à cette réponse-là que l’université Paris Descartes se propose de contribuer, tout en faisant le pari que ces trois conditions peuvent être remplies. Ainsi, une deuxième année de master à la fois recherche et professionnelle et spécialisée dans l’éthique et l’entreprise a été ouverte pour la rentrée 2010.

L’éthique, un processus qui s’apprend

L’abordant plus comme une méta-compétence, nous définissons l’éthique, moins comme une norme que comme un processus tâtonnant et itératif permettant aux individus et aux collectifs de guider leur conduite. La problématique de l’éthique, qu’elle soit déontologique (associée aux obligations) ou téléologique (focalisée sur les buts et les finalités des actions et des décisions) est à l’évidence au cœur de la gestion, qui s’est développée comme la science de l’action collective orientée vers un but. Les recherches en la matière par essence appliquées sont en emprise directe avec les pratiques professionnelles, qu’elles étudient et modélisent en même temps qu’elles les questionnent et les orientent. Plus directement, il s’agit pour les professionnels confrontés à des situations complexes, contingentes et souvent sans précédent de savoir questionner les problématiques managériales, identifier les dilemmes de valeurs ou les conflits entre les différentes logiques d’acteurs, mais aussi de tirer des enseignements de leur expérience pour orienter ou réorienter l’action.

Sous cet angle, se former à l’exercice des responsabilités est possible. La notion, telle que nous la posons, rejoint le concept de responsabilité globale défini par André Sobczak dans cette revue en 2008 (numéro 429) comme « le processus d’apprentissage qui permet à une organisation, en coopération avec ses parties prenantes, d’intégrer les enjeux économiques, sociaux et environnementaux dans ses actions et son processus de décision, afin de contribuer à son propre développement ainsi qu’à celui de son environnement social et naturel. ». Sans que l’éthique puisse être ramenée à une spécialisation, elle s’acquiert comme une expertise, celle de tout décideur et de tout acteur. Cela passe tout d’abord par le développement des capacités de réflexivité, et correspondant pour Giddens en 1987 à « tout ce que les acteurs connaissent (ou croient), de façon tacite ou discursive, sur les circonstances de leur action et celle des autres, et qu’ils utilisent dans la production et la reproduction de l’action ». L’apprentissage porte donc sur l’actualisation de l’éthique dans des contextes spécifiques.

Une formation à l’éthique pour quels emplois ?

L’ouverture en septembre 2010 dans le Master 2 Ethique de l’Université Paris Descartes d’une spécialité recherche et professionnelle Ethique et Entreprise répond à un triple besoin de formation :

  • des futurs doctorants en Sciences de Gestion, mais aussi, en fonction des cursus initiaux des étudiants, en Droit, en Sociologie ou en Philosophie, souhaitant s’orienter vers l’enseignement et la recherche, soit à l’Université, soit dans les Ecoles de Commerce, ou exercer l’activité de consultants internes ou externes dans les organisations privées ou publiques ;
  • des responsables du monde de l’entreprise, dirigeants, consultants, ... souhaitant prendre du recul sur leur rôle et développer leurs pratiques ou contribuer à la prise en compte de préoccupations éthiques dans les organisations ;
  • des futurs professionnels de l’éthique, ayant déjà développé une première expertise dans un domaine, comme par exemple en droit, pour le métier de déontologue ou encore en Gestion des emplois et des carrières pour la gestion de la diversité dans les organisations.

Une démarche pédagogique spécifique

Destiné aux professionnels comme aux étudiants ayant validé une 1ère année de master, ce programme vise à partir des connaissances de base en philosophie, droit et gestion, à apprendre aux participants à traiter des questions éthiques, telles qu’elles se posent dans les organisations. Intégrant une formation conjointement aux méthodologies de recherche et aux modes d’intervention, le fil directeur des enseignements se définit par la réalisation d’une étude approfondie permettant d’éclairer une situation spécifique dans le double objectif du développement des connaissances et des pratiques.

Les sujets traités sont identifiés par les étudiants avec le soutien de l’équipe pédagogique, en fonction de leur pertinence et de leurs apports potentiels au regard de l’éthique et l’entreprise. Pour cela, ils peuvent s’appuyer sur des cas rencontrés ou vécus, tout autant que sur une revue de la littérature.

Un état de la réflexion, des travaux de recherche et des initiatives professionnelles, fait l’objet de deux modules permettant de l’aborder sous deux angles d’approche différents : l’un en fonction des contextes d’application ou les formes organisationnelles, l’autre par discipline de gestion. De la prévention des risques psychosociaux ou des problématiques associées à l’éthique des affaires, ou encore du thème de l’éthique et de la culture organisationnelle ou nationale, les pistes à investiguer sont multiples et pour une large partie encore à découvrir. Le déroulement des cours a été conçu pour soutenir et accompagner la mise en œuvre et la finalisation de l’étude menée par chaque participant.

Pour élaborer la démarche pédagogique, nous nous sommes essentiellement appuyés sur les travaux de Bateson en 1977, pour qui tout apprentissage est dans une certaine mesure stochastique (c’est-à-dire qu’il contient des séquences d’essai-erreur, où l’essai comporte la possibilité de l’erreur) et distinguant plusieurs niveaux d’apprentissage, dont les fameux niveaux I et II. Le premier relève de l’apprentissage de premier ordre, qui se caractérise par « un changement dans la spécificité de la réponse à travers une correction des erreurs et des choix à l’intérieur d’un ensemble de possibilités ». Le deuxième représente un apprentissage de second ordre, où il s’agit d’apprendre à apprendre par « un changement dans le processus de l’apprentissage I [par] soit un changement correcteur dans l’ensemble des possibilités…, soit un changement… dans la façon dont la séquence de l’expérience est ponctuée ».

Ces deux niveaux sont à l’origine du concept de l’apprentissage en double boucle, défini par Argyris et Schön en 1978, auxquels nous empruntons les termes de « valeurs directrices » structurant les cartes cognitives des individus, et que les apprenants seront invités à identifier et questionner, pour élaborer les « stratégies d’action » à mettre en œuvre dans les organisations en réponse aux problématiques soulevées.

L’éthique s’apprend. C’est notre conviction d’enseignant-chercheur et le défi que l’université Paris Descartes a décidé de relever.