La crise sanitaire marque, comme l’introuvable réforme des retraites ou les mouvements de type gilets jaunes, cette singulière social-démocratie à la française, mêlant un Etat pivot plus ou moins en capacité d’agir - suivant ses moyens publics - et une société civile plus ou moins en capacité d’organiser la demande sociale - selon le niveau de qualité des acteurs : les crises, qui sont des phases brutales par rapport aux états chroniques, révèlent la qualité des structurations politiques et sociales.
La nation en France, bâtie sur un Etat unificateur, n’a jamais su que faire de ses corps intermédiaires. Notre pays est institué par le haut et peine à organiser la société par ses forces vives. D’où ce paradoxe : l’Etat ne lui fait pas confiance mais requiert sa confiance. L’action politique nécessite pourtant d’écouter les usages, de favoriser les subsidiarités, d’éviter les lois de circonstances comme les normes de réactions aux émotions ou selon le bon plaisir de lobbys. Il est aussi difficile pour les pouvoirs publics de regarder la diversité, d’éviter la prescription, que pour la société de s’organiser en corps capables de faire émerger une légitimité collective. Le slogan de la CFDT « s’engager pour chacun, agir pour tous » illustre l’exigence d’une organisation qui n’a pas à rougir de sa tradition politique de fabriquer de l’intérêt général sociétal, comme en témoigne le « pacte du pouvoir de vivre ».
Car les crises expriment des peurs sociétales et un besoin de protection : financière, sécuritaire, sanitaire, statutaire. Leur fréquence depuis 30 ans ne doit cependant pas masquer la décentralisation, le développement de la négociation locale, les innovations en matière de prévention des conflits[1], la vivacité associative, qui ébauchent un système de régulation sociale. On pourrait ajouter la demande d’autonomie professionnelle et la reconnaissance de toutes les formes d’initiative : révéler l’activité, protéger un « pouvoir d’agir » dans un monde du travail toujours aussi prescripteur sont des réactions matures. Ainsi que l’émergence ces dernières années d’une préoccupation autour du travail des managers, celui ou celle qui, au quotidien, fabrique de la régulation informelle, complémentaire des modes normatifs, légaux ou conventionnels. Le dernier comité national de la CFDT Cadres[2] s’est penché sur les conditions de leur engagement syndical qui, en plus de l’activité professionnelle, en est dans ce sens un prolongement. Et ceux-ci ont besoin de reconnaissance dans l’entreprise que le nouvel accord national interprofessionnel du 28 février 2020 sur les cadres incite à négocier.
Si la France n’en finit plus de chercher un modèle de régulation sociale, disons aujourd’hui que la société s’organise et doit être à l’écoute des formes de régulation et d’engagement à l’œuvre dans la société. Nous sommes encore loin d’une culture nationale de la délibération. Pourquoi promouvoir un « grand débat » auprès des citoyens sans les légitimer en tant que salariés à discuter de l’organisation de leur travail ? La tradition française sépare l’action syndicale (le professionnel) et l’intérêt général (le politique) pour contenir la révolte ouvrière, ce que consacre la loi de 1884, mais sans répondre aux aspirations des travailleurs à s’engager en politique, demeurant sous-représentés des milieux parlementaires.
Apparaît alors un syndicalisme révolutionnaire préconisant la démocratie directe, aux limites du populisme. Aujourd’hui la demande sociale dépasse les revendications professionnelles car le travail n’est plus le seul vecteur de l’intégration. Mais demeure une divergence entre syndicalismes, certains récusant la responsabilité dans l’élaboration de réformes profondes, réservée au politique et donc à la loi. Or, les transitions écologiques, sociologiques et numériques nécessitent un compromis sur un modèle social capable de réguler les incertitudes sociétales qu’elles font émerger.
[1] Citons l’alarme sociale dans le groupe RATP qui permet depuis 20 ans de mieux jalonner le dialogue social. Cf. Laurent Mahieu, « Le dialogue social, une aide à la décision », Cadres n°422, oct. 2006.
[2] www.youtube.com/user/CFDTCADRES