La première des anecdotes prend place dans le bureau du responsable des ressources humaines de l’établissement dans lequel je suis délégué syndical.

« Je sais ce qui est bon pour vous »

Assis face à cette fonction, je suis venu défendre la situation d’un salarié au bord du licenciement.

Au bout de quelques minutes, survient cette étrange remarque dans la bouche de mon interlocuteur : « Je vais le sortir et je suis convaincu que c’est beaucoup mieux pour lui ! ».

Il me confie cette déclaration baissant la voix, sur le ton de la complicité, comme accompagné d’un sous-entendu qui signifierait « Vous comme moi... nous comprenons ça ».

Non, justement, je ne comprends pas, et ça me plonge dans une colère froide.

Déjà, voir celui qui doit logiquement tenir la place du juge protégeant la société (ici l’entreprise) enfiler la robe de l’avocat de la partie civile, me relègue sur un strapontin, mon narcissisme accuse le coup.

Constater que mon interlocuteur en profite pour s’emparer d’une position paranoïaque me plonge dans une réelle angoisse.

Ce n’est pas seulement à la place du salarié qu’il se met, mais à la mienne, donc je ne sais plus... où me mettre !

Quant à cette conviction de savoir mieux que l’autre ce qui est bon pour lui, j’en connais malheureusement les ravages potentiels et l’utilisation qui peut en être faite.

À quoi servent les délégués du personnel ?

La deuxième anecdote est tirée d’une réunion de délégués du personnel.

L’interlocutrice de la direction des ressources humaines, dès qu’elle en a l’occasion, ne manque pas d’afficher l’ancrage à gauche de sa sensibilité sociale et politique.

Aujourd’hui, nous présentons une revendication simple : l’enceinte de l’établissement dispose de deux sorties, l’une en activité, dotée d’un poste de gardiennage, l’autre depuis la disparition des bâtiments temporaires du restaurant d’entreprise, plus en usage.

Avec l’implantation très prochaine de la gare routière au voisinage de cette issue désaffectée, nous demandons la réouverture de cette dernière.

Ce qui permettrait d’économiser un détour de près d’un kilomètre aux usagers des transports en commun. La réponse est non, motivée par l’absence de poste de gardiennage, veto lié aux impératifs de protection de l’établissement.

Or, quelques semaines plus tard, nous constatons cependant l’ouverture matin et soir de ce poste « non-gardienné ».

J’interroge alors mon interlocutrice qui m’avoue : « Eh bien, nous avons reçu beaucoup de demandes individuelles, et finalement la direction de l’établissement a décidé d’ouvrir. »

Ce jour-là, j’ai compris à quel point les instances ad-hoc étaient en perte quasi définitive du monopole de la représentation du personnel.

Le directeur des ressources humaines... un super-délégué !

La troisième histoire se répète régulièrement dans les séances de négociation collective : Négociation Annuelle Obligatoire ou consacrées à la recherche d’un accord d’intéressement, pour fixer les idées.

Il arrive toujours ce moment où l’interlocuteur de direction, la plupart du temps le directeur des ressources humaines, vous explique « qu’il a réussi à obtenir tout ça pour nous... auprès du « business partner », que maintenant notre rôle est de vendre ces avancées aux salariés, et que d’ailleurs il n’a plus rien à distribuer ».

Avec ce propos, le directeur des ressources humaines représentant pourtant les intérêts de l’entreprise, endosse soudain le costume de secrétaire général de l’intersyndicale.

À ce spectacle carnavalesque où les rôles se confondent et s’inversent, les nouveaux salariés s’y méprennent.

Comme celui-ci qui, écrivant au Président du Comité d’Etablissement, venait contester une règle de redistribution dans le fonctionnement des œuvres sociales, domaine réservé aux seuls élus, s’il en reste encore un.

Quant aux plus anciens, j’en ai connu un qui m’interpellait systématiquement d’un provocateur : « Bonjour, monsieur l’adjoint au Directeur des Ressources Humaines ».

Confusions

De ces anecdotes (je suis certain que beaucoup de militants d’entreprise pourraient en évoquer des similaires), que déduisons-nous quant à l’évolution des rapports sociaux ?

C’est tout d’abord la confusion des rôles.

Il n’est pas rare dans l’intimité du colloque singulier, de deviner combien le RRH ou le DRH a « rêvé » d’être un syndicaliste, de l’entendre avouer sous forme de plainte qu’il préférerait « au fond notre place à la sienne », ou bien de le voir évoquer ses souvenirs d’Assemblées Générales tenues par l’Union Nationale des Étudiants de France au long de son parcours universitaire.

Symétriquement, reconnaissons combien certains militants investissent facilement la place du « chef » et rêvent de diriger l’entreprise - c’est assez évident au sein des comités d’entreprise eux-mêmes employeurs.

Notons que l’on retrouve plus fréquemment ces militants-là à la CFE/CGC qu’au sein de notre organisation.

Ils se trouvent parfois animés du sentiment qu’ils sont les égaux du représentant de l’employeur qui, d’après eux, sur présentation rationnelle de l’ineptie d’un plan de licenciements collectifs, « va obligatoirement changer d’avis, car il est intelligent ». Mais, je ne les ai jamais vus obtenir gain de cause !

Sur le même registre, côté employeur, j’ai entendu un jour au cours d’une séance de Comité d’Entreprise Européen, portant information sur une réorganisation très mal acceptée par l’encadrement, y compris supérieur, le DRH déclarer : « L’avantage avec les représentants du personnel, c’est leur liberté de parole ».

Rappelons au passage que cette liberté justifie pleinement la protection juridique appliquée aux élus et mandatés, protection censée les affranchir dans l’exercice de la mission du poids inhibant du lien de subordination. Pour le dire de façon plus prosaïque : eux, ils peuvent l’ouvrir.

Nouveau style

Ce profil parfois oblatif, rencontré dans la famille RH, n’est pas rare et sûrement pas dû au hasard.

Population à ce jour très féminisée, aux protagonistes souvent issus maintenant d’un cursus universitaire allant de l’École de Commerce à l’Institut d’Études Politiques, certes sensibilisés aux thèmes sociaux mais ne disposant que rarement d’une expérience opérationnelle autre, la famille RH a évolué.

Insistons sur ce paysage féminin, car fort de cette explication, on comprend mieux l’orientation des recrutements opérés au sein de cette fameuse famille RH.

Nettement plus féminisés que pour les autres foncions ou métiers, ces recrutements répondent ainsi favorablement à des exigences de séduction dans une population encore souvent majoritairement masculine, où persiste la représentation d’une capacité unisexuée quant à l’art de plaire.

Pour contrer le discours du délégué syndical, authentique, bien qu’un peu rugueux, parfois angoissant dans les circonstances défensives, il n’est pas inutile de pousser des émissaires d’un commerce agréable, susceptibles d’incarner les traits rassurants d’une figure maternelle, voire quasiment maternante.

Terminé les officiers de l’armée de terre à la retraite, reconvertis en chefs du personnel, avec dans leur bureau une armoire à dossiers suspendus - un par salarié -, dont une simple convocation, forcément pour motif disciplinaire, vous faisait trembler.

Ce temps est révolu. Le matin, il est même possible de boire un café avec le « gentil » ou la « gentille » RH, qui ira jusqu’à vous raconter son week-end et proposera : « Et si à la place de l’arbre de Noël le CE organisait un club d’œnologie ou d’expression corporelle ? ».

J’ai coutume de dire à mes interlocuteurs RH de façon un peu provocatrice : « En évoluant des Services du Personnel à la fonction Ressources Humaines, la police sociale de l’entreprise a muté des CRS à la Police de proximité ».

Évidemment, ce ne sont plus les mêmes profils. Pour paraphraser Guy Bedos : « Ils n’ont pas fait judo, ils ont fait psycho ». À ceci près tout de même, qu’il y a une dizaine d’années, un DESS en gestion des ressources humaines de l’Université de Dauphine portait le titre « option licenciement », affichant de façon limpide la partie inévitablement répressive dévolue à la fonction.

Partenariat social ou concurrence ?

Dans les moments de moindre tension, les directeurs des ressources humaines avouent identifier leur « cible » à la nôtre.

Cette cible, ce sont évidemment les salariés, avec une finalité permanente : éviter tout élément susceptible de les irriter au sein de l’entreprise. Un de mes collègues résume très bien cette implicite concurrence d’une formule : « Comme vous, ils essaient d’augmenter leur part de marché ! ».

Cette nouvelle distribution des rôles, où des personnes désignées par la direction de l’entreprise, et non pas légitimées par le processus électif, occupent une place de médiation officielle, presque institutionnelle (dans toutes les entreprises ou presque existe une fonction RH), ne va pas sans bousculer les modes de représentation du personnel et les pratiques syndicales.

Surtout quand le directeur des ressources humaines, animé du fantasme d’être le super-délégué, le met un tant soit peu en acte !

Combien de fois si vous l’interpellez en lui rapportant des propos de collègues vous répond-il : « Moi aussi je rencontre des salariés et ils ne me disent pas ça ».

Ainsi, là où les équipes syndicales attendent une réponse centrée sur les faits opérationnel et économique, fondée sur une contrainte extérieure, éventuellement imposée par l’actionnaire, elles se retrouvent contestées sur le terrain même de la représentativité du corps social de l’entreprise.

L’histoire récente

Le moment venu, lors de difficultés économiques ou d’évolutions socialement douloureuses envisagées, « les mâles » au pouvoir dans les comités de direction pourront toujours renvoyer le ou la DRH et ses protestations à sa méconnaissance du fait opérationnel.

Dans un Comité de Direction où se dessine une restructuration avec plan de licenciements collectifs à la clé, on imagine fort bien les opérationnels se tournant vers le directeur des ressources humaines pour lui servir un petit sourire accompagné d’un : « Dis-donc, tu vas avoir du boulot ! ».

C’est entendu, maintenant qu’il y a une fonction Ressources Humaines, la « part sociale » dans la vie de l’entreprise, ce n’est définitivement plus la préoccupation des opérationnels « aux affaires ».

Pauvre directeur des ressources humaines ! Quelle désillusion !

Lui ou elle qui pensait au sortir de son parcours universitaire organiser la formation, le développement professionnel des salariés, les aider dans leur orientation de carrière, il ou elle se retrouve les mains dans la graisse d’un sureffectif, décidé par d’autres, et uniquement par d’autres !

Car ne pouvant que très rarement revendiquer une légitimité opérationnelle, et même s’il siège dans le bon cénacle, il ne participe pas à la décision, il en applique uniquement les conséquences.

On l’envoie au charbon: à lui de présider un comité d’entreprise où il faudra consulter au titre du livre III de l’ancien Code du travail.

Là il ne comprend pas. Les syndicalistes, ceux qu’il croyait « de son côté » puisqu’il se sent animé par la même sensibilité, ne se gênent pas, il devient alors la cible de leurs attaques.

Il a beau en appeler à leur sens des responsabilités, rien n’y fait.

Mais regardons le schéma de discussion d’un peu plus près : la direction de l’entreprise négocie un plan auprès de l’actionnaire, le directeur des ressources humaines va en négocier les conditions sociales auprès de la direction de l’entreprise, puis ensuite les équipes syndicales négocient avec lui.

N’y-a-t-il pas une ou deux négociations en trop dans cette histoire, un interlocuteur inutile ?

Pour que le dialogue social soit efficace, pour qu’il soit un mécanisme régulateur encore faudrait-il mettre directement en présence les acteurs des forces antagonistes : représentants des salariés d’un côté, représentants de l’actionnariat de l’autre.

Tout au long des années 80 et 90, nous avons connu l’implantation des ressouces humaines, censés ré-enchanter l’entreprise comme un lieu d’épanouissement individuel.

Mais nous avons oublié un peu vite le conflit d’intérêt essentiel et manifeste entre travail et capital au sein de l’appareil productif.

C’était, et c’est encore le temps, de la communication enjouée du RRH sur le développement social, sur la vertu presque charitable de son action, sur le maintien de l’employabilité, sur le salarié comme acteur de son développement professionnel, et maintenant sur la responsabilité sociale de l’entreprise.

À croire que l’entreprise, ses conditions de survie, sa croissance, son économie sont autant de préoccupations extérieures à la « famille des ressources humaines ».

Sur ces sujets, représentants des salariés et de l’actionnariat peuvent trouver un terrain d’entente et mieux vaudrait qu’un « parasite » ne vienne pas polluer leur débat.

L’épisode 35 heures

Avec les votes des lois Robien et Aubry, s’ouvrait un champ négociation collective conséquent.

Notre organisation syndicale voyait enfin satisfaite sa revendication, inscrite à la résolution du congrès confédéral de 1974, d’une loi cadre sur les 35 heures.

Les militants qui avaient pensé les 35 heures devinaient bien peu durable l’expérience de Réduction du Temps de Travail en l’absence d’une réorganisation profonde au sein de l’entreprise.

La création d’emplois en partageant le travail ne serait possible qu’en redistribuant les tâches.

Résolution d’un problème sous contrainte forte : des employeurs majoritairement hostiles, des salariés inquiets quant à l’évolution de leur pouvoir d’achat, un encadrement intermédiaire plus que perplexe à l’idée de futurs agendas troués de leurs équipes.

En confiant la conduite des négociations comme un projet relevant de l’autorité de la seule fonction RH, focalisant les discussions sur la question des rémunérations et du nouveau temps libre attribué aux salariés, bien des entreprises n’ont résolu qu’une petite partie d’un problème essentiellement économique et opérationnel, rarement adressé.

Dans ces conditions, l’expérience 35 heures a parfois fait long feu.

Et maintenant ?

Au cours des trois décennies passées, la mise en place des RH a lentement mais sûrement effrité la légitimité des représentants du personnel, en investissant leur terrain, se prenant parfois authentiquement pour un délégué, avec en sus le pouvoir de dire oui, donc devenant nettement plus attirant.

Ceci explique pour partie la désaffection par les salariés des organisations syndicales traditionnelles (confédérées).

Ils ne voient voient souvent dans le délégué qu’un directeur des ressources humaines au rabais, moins puissant, même si « le délégué,... on peut lui parler vraiment ».

Les nouvelles dispositions actées dans la loi de 2008 sur la représentativité syndicale, fondant la légitimité de l’organisation sur le processus démocratique de l’élection, devraient à une échéance prévisible et proche au moins éliminer les organisations syndicales très minoritaires que certains directeurs des ressources humaines choyaient pour affaiblir les moins conciliantes.

Certes le directeur des ressources humaines pourra toujours jouer le super-délégué mais il ne disposera plus des appuis (syndicaux) issus du décret de 1946 établissant leur représentativité irréfragable.

Les organisations syndicales, plus légitimes, devraient en sortir renforcées et disposer de plus de facilité dans les éventuelles remises en ordre des places à occuper : « L’actionnaire et l’entreprise c’est vous, les salariés c’est notre affaire ».

Il n’en reste pas moins vrai que la méconnaissance du fait technico-opérationnel maintient la fonction RH dans une position d’extériorité peu propice à un dialogue social efficace.

La remarque vaut d’ailleurs maintenant aussi, assez souvent, pour la fonction qualité, qui dérive facilement sur une activité devenue strictement documentaire voire bureaucratique, loin de la réalité productive.

Faut-il supprimer la fonction RH ?

Faut-il la recentrer sur les préoccupations incontournables du réel contenu technique : la paye, l’administration du personnel ?

Ou alors savoir reconnaître qu’en entreprise, le fait purement social n’existe pas, et qu’il est manifestement et irrévocablement social et économique…