La vulnérabilité est le caractère de ce qui peut se défaire, se casser, ce qui manque de résistance. Nous sommes vulnérables et c’est plutôt normal. Quand les tâches et responsabilités paraissent lourdes, les rythmes contraignants, les efforts difficiles ; quand l’entreprise ou l’administration devient instable, quand on ne comprend plus très bien ce que l’on a à faire, quand on perçoit mal le sens ou la finalité de son travail quotidien ; lorsque des éléments à soi - santé, parents, enfants, conjoint - viennent demander plus de temps et d’attention... Quel professionnel est-on dans ces situations ?

Nous avons choisi d’éviter dans ce numéro une liste de souffrances et de fragilités réelles, sans doute pour mieux les accueillir. C’est précisément en éludant une approche centrée sur l’individu que l’on contourne les encouragements, voire les injonctions à se dépasser. Nous ne sommes pas condamnés à un héroïsme au travail. Celui-ci masquerait nos limites et surtout légitimerait la performance à tout prix. Nous pensons qu’il faut regarder la vulnérabilité en situation de travail. Regarder en quoi les conditions organisationnelles en sont à la fois le révélateur et la cause : l’usure professionnelle, les exigences financières, l’intensification de l’activité… Nous pensons que la santé n’est pas seulement une affaire privée, puisque le travail est une part essentielle de notre temps et préoccupations au quotidien.

Pour l’entreprise, il y a bien des risques, au sens gestionnaire du terme : celui de l’absence de certains salariés, d’un désengagement plus ou moins visible, d’une difficulté à faire, elle-même subtile à évaluer, et ce quelles que soient leur forme ou légitimité. L’entreprise a intérêt à identifier les situations à risques plutôt qu’à les lister, pour éviter d’étiqueter des personnes, de les hiérarchiser selon des critères subjectifs et sensibles. Elle a intérêt à ne pas oublier le singulier, c’est-à-dire l’expérience de chacun. Ce qui fait écho avec les obligations en matière de santé-sécurité, d’adaptation au poste de travail et au maintien de l’employabilité. Ainsi qu’à la perspective d’une négociation nationale interprofessionnelle sur la santé au travail, notamment en matière de qualité de vie au travail.

Les managers de proximité le savent bien : seule une organisation qui respecte les individualités au travail, qui favorise la coopération et une autonomie suffisante est viable. Mieux : « une organisation efficace permet à chacun d’oublier sa vulnérabilité » nous dit l’un des auteurs de ce numéro. Il s’agit donc d’évaluer les risques professionnels à partir de la diversité des situations rencontrées dans les équipes, d’évaluer les risques de surcharge, comme d’identifier les vulnérabilités des organisations elles-mêmes car, « quand les personnes souffrent ce sont les organisations qu’il faut guérir »[1] écrivions-nous il y a plusieurs années pour se démarquer des excès d’analyses psychologisantes. Cette évaluation en situation, de bas en haut donc, est un rôle à reconnaître pour les cadres[2]. Et celui-ci est difficile, demandant de jongler entre performance et fragilités humaines. L’adaptation du travail à l’homme est complexe et les managers sont peu formés à l’ergonomie. C’est un travail d’articulation des interdépendances entre quotidien et stratégie, entre l’imaginé et le vécu.

Le manager peut donner des moyens aux autres salariés d’être les acteurs de leur travail, de desserrer un peu la pression temporelle et l’intensité des rythmes, mais également favoriser les multiples signes de solidarité entre collègues. Il peut aider ses collaborateurs à vivre leurs singularités au travail. Il ne s’agit donc pas seulement de management dit « bienveillant », mais de faire travailler. Les vulnérabilités au travail peuvent être un peu surmontées par la qualité des soutiens organisationnels.

[1] Richard Robert, « Le travail malade du stress », Cadres n°428, mars 2008.

[2] Cf. Laurent Mahieu, « Managers et syndicalistes face au stress, Cadres n°434, mai 2009.