À l’instar des démarches en clinique du travail, elle répond à des commandes, la plupart du temps de dirigeants d’entreprise ou d’organismes institutionnels. Il s’agit, globalement, de situations de travail avec une problématique à résoudre que les commanditaires n’arrivent pas à traiter « en interne ». Le mot « activité » est au cœur de cette clinique : c’est l’activité de travail en tant qu’objet d’analyse ; ce sont aussi les rapports qu’elle implique ; c’est, encore, le développement de la relation subjective et collective au travail ; ce sont également les transformations qui émanent de ce développement.

La fonction que cette approche s’attribue est d’ouvrir toute situation en demande d’aide à un mouvement de transformation dont personne ne peut prévoir les effets. Sa visée générale est de permettre à tous les concernés par la problématique à la source de la demande d’intervention, de développer, pour y répondre, un nouveau pouvoir d’agir. Les méthodes utilisées – qui soutiennent une analyse subjective de son activité, discutée dans un contexte collectif –, cherchent à réaliser ce pouvoir. L’idée de base est fondée sur un postulat, apparemment simple, qui concerne les professionnels participant à l’intervention. Ce n’est qu’en « reprenant la main » sur leurs manières de réaliser l’activité de travail, que peut naître ou renaître le sentiment de pouvoir faire un travail « comme il faut », de remettre de la vie dans l’activité, de se détacher d’un rapport passif à leur métier.

Tout cela peut commencer par l’analyse de l’activité subjective dans le collectif de travail et, au moyen de cette analyse, se poursuivre par une confrontation, méthodologiquement instrumentée, aux autres parties prenantes de la situation. Toute activité y est concernée selon la problématique à résoudre : activité de conception, d’organisation, de gestion, d’exécution. En mobilisant les possibilités qui émergent de l’analyse de l’activité des professionnels volontaires et des confrontations déclenchées entre eux, touchant les choix des uns et les partis pris des autres – second présupposé implicite –, on parvient à repenser, en les réalisant, les formes de l’organisation de l’activité collective et individuelle. C’est la condition, peut-être la seule, pour réinvestir affectivement, physiquement, socialement et, donc, efficacement, une relation au travail autrement problématique. Mais, pour poursuivre ce but, il faut passer par la compréhension de ce qui fait problème. Et, pour comprendre ce qui fait problème, il faut le saisir dans les mouvements propres à l’activité collective, qui est toujours le fait d’individus agissant ensemble, chacun avec son propre style, ses propres expériences, vécues et vivantes.

 

Analyser l’activité réalisée pour penser le réel de l’activité

 

L’une des dernières expériences auxquelles j’ai participé pour décrire les objets, la méthodologie, les buts de cette clinique, s’est déroulée dans l’une des usines d’une entreprise industrielle confrontée à un problème fondamental[1]. L’analyse de l’activité collective dans un seul secteur d’une usine de la marque automobile permettra à l’ensemble des fonctions en exercice – opérateurs, encadrement de proximité, direction, service de santé, délégués syndicaux – d’instituer une nouvelle manière de traiter la qualité du travail. Un lien inédit a été construit entre ceux qui réalisent les opérations de fabrication des voitures et ceux qui encadrent ce travail, jusqu’aux directions de l’usine.

Notre objectif suppose, au préalable, de rompre avec la règle du milieu professionnel concerné qui refuse tout dialogue au profit d’un « monologisme » descendant. Dans ce milieu, les ordres d’en haut sont donnés aux opérateurs dans le silence du bas. Le dialogue sur la qualité du travail – ses conditions de réalisation, le cadre organisationnel qui le légitime en le rendant opérationnel – revivifie une parole mieux connectée au réel de l’activité qu’elle permet ainsi de développer. Donc, parole vivante contre parole inhibée de ceux qui réalisent concrètement le travail de production, car les gestionnaires l’utilisent le plus souvent de façon inadéquate, quand ils ne l’ignorent pas… Mais parole inhibée, aussi, des différentes strates hiérarchiques, dont il importe d’identifier les différentes raisons possibles d’inhibitions, d’empêchements et de contraintes. Nous avons choisi l’usine de Flins pour expérimenter d’autres manières de discuter l’activité de travail, et pour nous opposer à la raideur fonctionnelle de celles qui divisent et affaiblissent salariés, syndicats et dirigeants.

En clinique de l’activité, il n’y a d’analyse de l’activité valable que si elle prend en compte le rapport spécifique, et chaque fois personnalisé, entre les prescriptions – formalisées par les directions et les gestionnaires du travail – et leur réalisation par ceux qui devraient les suivre. Il s’agit d’une décision méthodique de considérer l’activité non pas, ou non seulement, comme objet d’observation, mais comme objet de discussion par ceux-là mêmes qui la réalisent. Ainsi, des opérateurs qui montent une pièce particulière sur les portes d’une Clio IV le feront dans l’équipe du soir en tapant avec les paumes des mains sur la pièce, tandis que ceux qui travaillent dans l’équipe du matin utiliseront plutôt la pression du dos pour fixer la pièce sur la porte. Les différences qu’ils visualisent deviennent l’occasion de discuter non seulement du geste en soi, mais aussi de ses modes d’apprentissage, des conséquences qu’il comporte sur leurs corps, et des effets plus vastes sur leur activité d’exécution. Les professionnels ne découvrent pas que ça. Tout au long des différentes phases du commentaire, lorsqu’ils explicitent leurs actions aux cliniciens, lorsqu’ils répondent aux commentaires d’un collègue, quand ils commentent l’activité filmée de ce dernier, ou lorsqu’ils se trouvent à discuter de tout cela devant le collectif de pairs, chaque membre du collectif fait l’expérience d’une description de son activité, faite d’options, de choix plus ou moins tranchés, de possibles suspendus qui se révèlent avoir un fond commun. Bref, ils ont l’occasion de retracer l’histoire latente qui soutient leur activité : les emprunts aux « anciens », les conflits avec leurs façons de faire, les « frictions » avec un prescrit dont ils doivent forcément se déprendre, tout en en respectant les fondements.

Les dialogues issus des autoconfrontations et portant sur l’activité concrète, après s’être tenus entre opérateurs, migrent en tant qu’objet de discussion au sein des comités de pilotage, où toutes les fonctions de l’usine sont représentées : encadrement de proximité, direction, syndicats. Ces dialogues, véritables diagnostics sur la qualité du travail réel du point de vue des opérateurs, obligent à voir et à entendre l’engagement de ces derniers, la qualité de leurs analyses, leur ingéniosité, les compensations, parfois au prix de leur santé, des problèmes de conception de pièce ou d’organisation du poste. Ce que l’on a qualifié de « parole inutile », autrement dit l’expérience répétée d’avoir parlé, signalé, proposé sans résultat, apparaît sans détour. Cette expérience de « parole inutile » se transforme toujours, au plan psychologique, en sentiment partagé qu’il est vain de parler, que rien ne peut changer. Un premier cycle – depuis le travail collectif dans l’atelier entre opérateurs, jusqu’à l’ouverture du dialogue au niveau des comités de pilotage entre direction, ligne hiérarchique et organisations syndicales – a posé les bases d’une institution du dialogue sur la conflictualité de la qualité du travail. Un autre cycle a ensuite pris corps : le dialogue entre opérateurs et encadrement de proximité est devenu coutumier sur la base de nouvelles analyses d’opérateurs concernant d’autres postes analysés dans le cadre des autoconfrontations croisées. L’expérience est désormais faite par les opérateurs de pouvoir investir un espace centré sur leurs analyses des obstacles à l’efficacité. Les difficultés vécues semblent pouvoir se discuter maintenant avec l’encadrement, des issues peuvent être cherchées et trouvées à certains de leurs problèmes, leur déni semble enfin révolu. Le cadre de l’expérimentation a servi à construire les conditions techniques et sociales d’un dialogue où la conflictualité propre aux rapports entre pouvoir hiérarchique et expertise affichée des opérateurs se transforme en une tension productive.

Dès lors, plusieurs questions sont posées. Comment assurer l’initiative des opérateurs ? Comment empêcher que des problèmes soulevés se referment ? Les opérateurs qui avaient au début participé à l’analyse de leur activité proposent alors de créer une fonction « d’opérateur référent » élu par ses pairs pour être l’interlocuteur en matière de qualité du travail des opérateurs dans un processus à inventer. Cette proposition naît des discussions tenues lors d’un comité de suivi qui a poussé la direction à accepter le principe de l’opérateur référent élu, suggéré par l’une des opératrices qui ont participont à l’analyse personnelle et collective. Il a ensuite fallu, pour rendre cette fonction opérationnelle, imaginer et construire un dispositif organisationnel censé déployer, à l’échelle d’un département de l’usine, un processus de dialogue et d’action capable d’assurer une meilleure qualité du travail, à partir d’une reconnaissance incontestable de l’expertise ouvrière. La relation tissée entre les opérateurs qui avaient participé à la co-analyse, les intervenants et le responsable de l’atelier désigné comme garant du dispositif, a permis d’élaborer un prototype de la fonction d’opérateur référent.

Les modes d’action de ce référent ont été incorporés dans l’espace-temps de l’usine. Une fois par semaine, il sort de son poste et passe voir ses collègues sur la ligne pour leur demander s’ils ont des problèmes à signaler et pour discuter de ces problèmes avec eux afin de les valider. Il hiérarchise ensuite, en concertation avec les chefs d’unité et le référent de l’équipe homologue, les problèmes assemblés selon l’ordre d’importance. Ceux qui peuvent être traités au sein de la ligne seront abordés directement avec les chefs d’équipe, ceux qui demandent une intervention externe seront adressés aux « fonctions support ». Des problèmes relevant d’une complexité majeure seront soumis à d’autres instances, jusqu’à l’ingénierie s’ils concernent, par exemple, la conception des pièces. Ce prototype d’organisation, conçu et testé à l’atelier des portes, sera validé en comité de suivi local, puis en comité national en vue de son déploiement dans tous les départements de l’usine.

Au-delà de l’usine de Flins, la direction de l’entreprise – au niveau national du groupe Renault – n’a jamais souhaité étendre cette coopération conflictuelle à d’autres usines. Elle a pourtant fait ses preuves. Et l’on sait maintenant qu’en 2024 cette usine Renault historique cessera de produire des voitures pour se spécialiser dans l’économie circulaire. Le syndicalisme tient aussi entre ses mains l’avenir d’une telle expérience, alors même qu’elle le questionne beaucoup. Mais sans doute faut-il même aller plus loin. Pour qu’une telle expérience s’installe définitivement dans le paysage de l’usine du futur, pour qu’au-delà même de l’industrie automobile, et de l’industrie tout court, ce chemin reste ouvert, il y faudra d’autres conditions générales. Dans son dernier livre collectif, Yves Clot préconise ceci : « c’est le droit du travail et un nouveau genre de contrat de travail qui pourront faire de la qualité du travail et de sa créativité une institution, celle dont toutes les parties prenantes des entreprises industrielles ou de service – privées ou publiques – ont besoin pour une efficacité respectueuse de la qualité de la vie et de la nature »[2].

Il y a du chemin à faire. Peut-être celui qui prétend développer dans les organisations du travail la perspective concrète d’un vrai attachement à ce qui est bien fait, par soi, pour soi et pour les autres. Un attachement qui demande un respect réel des sujets qui font le travail, des façons dont ils le font et de ce qu’ils en dégagent comme bénéfice. Peut-être aussi la perspective – qui a été éprouvée – d’une force à construire en soi grâce à l’action qu’on a pu et su tisser avec les autres, l’autre, le monde. Sans y perdre ni plaisir, ni capacité d’effort, ni désir de continuer à devenir.

[1]- Il s’agit d’une usine Renault, celle de Flins. Jean Yves Bonnefond a rendu compte de cette intervention dans un livre publié en octobre 2019 : Jean Yves Bonnefond, Agir sur la qualité du travail – L’expérience de Renault Flins, Érès, Toulouse, 2019. J’en ai parlé aussi dans mon ouvrage sorti en fin mai 2022 : Livia Scheller, La force collective de l’individu – Histoires de travail et clinique de l’activité, Paris, La Dispute, 2022.

[2]- Yves Clot, Jean Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain, Mylène Zittoun, Le prix du travail bien fait, La Découverte, Paris, 2021 p. 198