Luc Rouban
Le « trou noir » du paysage politique français
Cet article est extrait de https://theconversation.com/le-rn-trou-noir-du-paysage-politique-francais-219757 publié le 12 décembre 2023.
Le RN est devenu le « trou noir » du paysage politique français, absorbant tout ce qui se trouve à sa périphérie, pliant l’espace-temps politique en contraignant les autres partis à céder ou à échouer. Mais il s’avère également capable désormais de s’auto-alimenter politiquement en se renforçant des stratégies qui poussent à le confiner ou à le réduire à l’héritage historique du Front national. S’étant engagé sur la voie de la droitisation, le macronisme ne peut plus éviter le clivage droite-gauche qu’il a toujours renié et voulu dépasser. Sa critique du RN devient dès lors assez inefficace et les tentatives de l’exclure du champ de la politique « normale » contribuent à le renforcer en lui permettant de capter tous ceux qui refusent cette normalité.
On a souvent évoqué la fin du clivage droite-gauche, un clivage historiquement associé à une sociologie désormais dépassée où les ouvriers de gauche votaient contre les bourgeois de droite. De nombreuses études ont montré que les trajectoires électorales des citoyens sont désormais plus ondoyantes, plus fluides et plus incertaines.
La désaffiliation politique des catégories socioprofessionnelles modestes, qui s’abstiennent ou votent pour le RN plus que pour la gauche, vient s’ajouter aux transformations de l’offre politique du RN qui n’est plus celle du Front national. Le RN entend prendre en charge l’ensemble des vulnérabilités, qu’elles soient économiques ou sociétales, dans le cadre d’un souverainisme lui-même adouci et qui ne revendique plus la sortie de l’Union européenne. Avec cela il faut prendre en compte le fait que 33 % des catégories supérieures ont voté pour Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2022. Le traditionnel « vote de classe » est ainsi bien mort car les « classes » se sont dissoutes dans des trajectoires individuelles qui se différencient fortement et ne communient plus dans les mêmes croyances.
Le clivage droite-gauche, lui, en revanche, est toujours bien vivant et c’est bien le problème auquel le macronisme vient de se confronter. S’il est une question clivante entre la droite et la gauche, c’est bien celle de l’immigration, mais pas de toute l’immigration, celle des arabo-musulmans.
C’est bien à droite que cette question arrive en tête des préoccupations et c’est bien également au sein des droites que la fermeture des frontières aux migrations est considérée comme une priorité, avec un net rapprochement des électorats LR et de ceux de l’extrême droite. C’est ce que montrent bien de nombreuses enquêtes, notamment celle menée dans le cadre du Baromètre de la confiance politique du Cevipof.
Cette polarisation forte sur le terrain de l’immigration, qui est aussi puissante que celle que provoque les réactions face au changement climatique, ne permet guère la mise en place d’un compromis gestionnaire s’appuyant sur le « en même temps » du macronisme.
Ce dernier a toujours tenté d’échapper aux contraintes de la vie partisane et de ses appareils en voulant sortir des doctrines constituées et des idéologies. Mais ses limites se sont vite révélées, notamment lors de la crise des « gilets jaunes » et lors de la réforme des retraites.
L’absence d’interlocuteur, voire d’opposant structuré, laisse le pouvoir face au redoutable choix entre la décision unilatérale du souverain « éclairé », qui suscite des réactions violentes non encadrées par les partis et les syndicats, et l’absence de décision, laissant le doute s’installer sur l’intérêt que portent les hautes sphères du pouvoir à la vie quotidienne des Français.
La lecture critique qui peut être faite désormais du macronisme est bien de s’être laissé enfermé, à partir de considérations totalement justifiables sur la nécessité de rendre l’action publique efficace, dans ce dilemme qui, de ce fait, produit de l’inefficacité politique. L’efficacité en politique reste en effet toujours de nature politique. Il faut séduire, emporter l’adhésion, susciter des ralliements, créer des mythes et un récit, quels que soient les chiffres ou les bilans économiques. Cette efficacité réelle ne se réduit pas à des politiques publiques, des décrets et des arrangements négociés entre groupes d’intérêts dans une temporalité réduite au prochain budget ou dans l’urgence de la crise, comme celle des agriculteurs. Gouverner, ce n’est pas faire de la « gouvernance » et de l’entre-soi. L’État n’est pas une entreprise privée.
[...] Il ressort de la succession de conflits, d’incidents, de déclarations à l’emporte-pièce qui alimentent la crise démocratique, que l’on vit depuis l’élection de 2017, que le RN a pu s’imposer progressivement comme force politique de référence. [...]
Safia Dahani, Estelle Delaine, Félicien Faury, Guillaume Letourneur
De l’impensable au possible
Cet article est extrait de https://theconversation.com/de-limpensable-au-possible-comment-le-rn-sest-insere-dans-la-societe-francaise-216651 publié le 13 novembre 2023, mis à jour le 17 avril 2024.
[...] Notre ouvrage collectif récent, Sociologie politique du Rassemblement national : enquêtes de terrain, publié ce aux Presses Universitaires du Septentrion (oct. 2023), s’empare de cette trajectoire de « normalisation » en se penchant sur les deux premiers mandats de la présidence de Marine Le Pen au sein du parti (2011-2018). Sur la période, le FN-RN est parvenu à s’inscrire encore davantage dans l’espace politique, à fidéliser du personnel, à augmenter ses scores électoraux locaux (départementaux, régionaux) et nationaux (scrutins présidentiels, européens) principalement durant des scrutins de liste. La prise du pouvoir par le RN semble alors être passée de l’ordre de l’impensable à celui du possible. Comment le parti d’extrême droite s’est-il inséré progressivement dans certains pans de la société française ?
Les résultats des élections (municipales, législatives, européennes) attestent de la consolidation électorale du principal parti d’extrême droite française, depuis les années 2010. La sociologie du vote a montré qu’il est difficile de parler d’un électorat homogène et qu’il est plus juste de souligner qu’il existe une pluralité d’électorats rassemblés dans « un conglomérat ».
Les territoires d’implantation du RN sont donc divers, et le sont d’ailleurs encore davantage dans la période récente, comme le montre la comparaison des résultats des élections législatives de 2017 à ceux de 2022. Ces implantations répondent à des logiques locales spécifiques qu’il s’agit d’élucider : les mobilisations électorales du RN ne prennent pas la même forme que l’on se trouve dans le Sud-Est ou dans le Nord-Est, dans des terres « d’élection » ou des terres « de mission » du parti, en contexte urbain ou rural, etc.
La pluralité des implantations invite aux études localisées pour comprendre les forces, mais aussi les faiblesses, du parti dans chaque configuration locale. Les succès du RN doivent aussi se comprendre dans la durée. Les soutiens électoraux dont il bénéficie reposent sur des « déjà-là » socioculturels endormis, qui sont stimulés et réactivés en périodes d’élections. Les études de cas présentes dans le livre montrent en effet comment le parti est capable d’entretenir des soutiens insérés dans le tissu social local, dont dépendent ses victoires dans les territoires.
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque « le Rassemblement national » ? Ce parti est le plus souvent appréhendé dans les médias comme un bloc monolithique, réduit aux prises de parole de Marine Le Pen ou plus récemment de Jordan Bardella. Or, y compris au sommet du parti, les instances dirigeantes ne se résument pas aux porte-parole les plus connus. Par le biais de la sociographie, on peut alors saisir avec précision comment se structure le « haut » de l’organisation partisane afin de comprendre les logiques de gestion interne du parti, notamment celle de l’argent et du pouvoir, dont la presse a montré les défaillances, pour l’organisation des campagnes ou pour l’utilisation des fonds publics pour l’embauche d’assistants. Qui le RN recrute-t-il sur des listes, dans son entourage, ou encore dans ses instances dirigeantes ? S’interroger sur les modes de recrutement des cadres du parti permet également de comprendre son ajustement aux logiques du champ politique ou journalistique. Cela est d’autant plus nécessaire au regard de la stratégie dite de « dédiabolisation » du RN, mais aussi plus largement dans un contexte de crise de légitimité de la forme « parti politique ».
Comprendre l’organisation du RN implique enfin d’étudier les différents échelons du parti, de « haut en bas » pour ainsi dire : des instances dirigeantes aux « simples militants », en passant par les cadres des Fédérations, les collectifs formant les sections locales, etc. Cette analyse à différents niveaux permet de constater qu’il n’existe pas « un » profil militant unique au RN, mais une pluralité de trajectoires amenant des individus à intégrer l’organisation lepéniste et à s’y professionnaliser plus ou moins, selon les profils et les configurations locales. La question du recrutement partisan pose enfin celle de l’« ouverture » du RN à de nouveaux profils. Différents chapitres du livre collectif étudient ainsi des groupes militants, des électeurs ou des dirigeants que l’on pourrait penser « atypiques ».
[...] L’ouverture à de nouvelles thématiques et à de « nouvelles têtes » fait donc partie intégrante de la stratégie du parti, et ce de longue date. Par ailleurs, la sociologie de ces nouveaux profils permet de reconstituer finement les logiques et la cohérence de leur adhésion au RN, au-delà du seul constat de leur atypicité. La sociologie refuse de réduire les individus à un seul trait distinctif et montre, derrière le vernis et la façade partisane, le poids des socialisations qui expliquent le passage (bref ou plus prolongé) au RN. Enfin, ces militantismes plus inhabituels ne doivent pas faire oublier que ce parti rallie aussi à ses rangs des profils plus classiques de l’extrême droite, comme les catholiques traditionalistes ou des membres de la mouvance identitaire.
L’extrême droite est encore un sujet « chaud » politiquement et médiatiquement, parfois perçu comme fascinant et exotique. Il est ainsi souvent traité de façon exceptionnelle, comme intrinsèquement différent des autres partis politiques. Même si cette organisation partisane a bien sûr ses spécificités, nous pensons que celles-ci doivent être étudiées avec les mêmes outils, empiriques et analytiques, que ceux employés pour étudier les autres formations partisanes. Pour comprendre la normalisation en cours du RN, il faut certainement normaliser son étude sociologique.
Face à la profusion de sondages et d’essais sans base empirique sur ce parti, il devient dès lors urgent de multiplier (et de mutualiser) les enquêtes proprement sociologiques sur le RN, redonnant toute son épaisseur sociale au phénomène lepéniste.