En quoi la santé au travail passe-t-elle désormais par la prévention, donc par une attention à l’organisation de l’activité ?

 

Catherine Pinchaut. L’accord national interprofessionnel (Ani) sur la « santé au travail » du 9 décembre 2020[1], transposé en grande partie par la loi du 2 août 2021, est un socle essentiel pour bâtir un nouveau système de santé au travail. Le quatrième plan santé au travail (PST 4), qui couvre la période 2021-2025, donne en effet la priorité à la prévention, à la qualité de vie et aux conditions de travail ; il en fait des leviers de performance de l’entreprise et de bien-être des salariés ; il encourage aussi le développement d’une approche décloisonnée entre la santé au travail et la santé publique.

Cette attention à la prévention primaire[2] comme levier essentiel est un changement de paradigme. Il conforte l’idée que les différents acteurs internes et externes à l’entreprise doivent se coordonner. Il insiste sur l’importance de parler du travail et des conditions de sa réalisation, de prendre appui sur des services de santé au travail rénovés, et de réaffirmer la place des partenaires sociaux dans la politique de santé au travail. L’accord et la loi sont complémentaires. J’y vois une articulation entre démocratie sociale et démocratie parlementaire, du droit souple et du droit dur, dans un réalisme au service des salariés.

La CFDT, arguant que la réforme de la santé au travail ne devait pas se limiter à la modernisation des services « santé au travail interentreprises » extérieurs à l’établissement, a beaucoup poussé dans ce sens. Pour la CFDT, au contraire des organisations patronales, l’ambition a visé la prévention en se servant de la « qualité de vie au travail » (QVT) comme un des leviers : étape franchie dix ans après l’Ani sur la QVT de 2013. Concrètement, la qualité de vie au travail permet de dépasser l’approche par le risque professionnel en posant un regard plus large sur les conditions de travail. La santé est désormais liée aux thèmes de l’organisation, du management, de la conduite du changement, avec accord pour promouvoir une culture de prévention primaire qui engage l’entreprise et ses différents acteurs. L’obligation de l’employeur est réaffirmée : il est seul responsable de la santé et de la sécurité des salariés. Il doit tout mettre en œuvre pour cela, et la réforme en cours priorise la prévention.

Bénédicte Moutin. Désormais, en effet, l’employeur doit procéder à l’évaluation des risques liés à l’organisation du travail en plus des autres risques déjà énumérés dans le Code du travail. En cela, l’Ani sur la santé au travail représente un progrès qui complète l’Ani sur la QVT : il permet de mettre un pied dans la porte d’une prérogative patronale en liant santé et organisation, ce que ne faisait pas l’accord de 2013. Désormais, cette dernière ne doit plus être un mot tabou dans l’exercice du dialogue social. Ainsi, nous faisons un pas de côté par rapport aux accords QVT, très variables en matière de contenu ; certains vont sur le management, la qualité du travail, l’organisation de l’activité ; d’autres en restent à la périphérie du travail en ajoutant quelques éléments de décoration et d’ambiance, ce qui est très insuffisant[3].

Pour faire le lien entre la prévention et l’organisation du travail, il était important, pour nous, d’introduire dans l’Ani la notion de qualité de vie au travail, laquelle s’est traduite par l’émergence de la « qualité de vie et des conditions de travail » (QVCT). C’est la première fois que nous lions si nettement la prévention des risques professionnels, la santé au travail et la QVT. En définitive, les militants peuvent continuer à travailler sur la QVT, dans son entièreté, tout en l’analysant et en la liant aux questions de prévention et de santé. Le rapport Lecocq de 2018[4] revisitant en profondeur le système de santé au travail pour en améliorer l’efficacité, n’a pas été retenu pour cette réforme. Néanmoins, l’idée de faire travailler ensemble les acteurs de la prévention, afin de garantir aux travailleurs et aux employeurs une offre de services lisible et pertinente au regard des évolutions du travail, de l’émergence de nouveaux risques et modèles organisationnels, a été gardée.

 

Comment les élus et les militants relient-ils qualité de vie et conditions de travail ?

 

Catherine Pinchaut. L’Ani de 2020 permet d’asseoir le rôle des militants en entreprise, notamment les élus au comité social et économique (CSE) et à la commission de santé, sécurité et conditions de travail (SSCT), et dans les branches pour les questions de prévention primaire et pour le levier qu’est l’organisation. Plus largement, ils sont invités à s’impliquer sur le management, mais aussi à faciliter la coordination des acteurs, internes et externes, autour d’un même enjeu : la prévention se fait en lien avec le travail, dans l’entreprise. Les militants voulant s’impliquer dans la santé au travail ont un cap : la culture de prévention. Elle s’appuie sur un dialogue social qui prend en considération les réalités de l’activité. Le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), par exemple, qui, s’il relève de la seule responsabilité de l’employeur, est un objet de dialogue social et professionnel. Il intègre des risques, et aussi des ressources de l’organisation. Sans pour autant remettre en cause la responsabilité de l’employeur, il n’est pas non plus question d’aller vers une coresponsabilité : les militants apportent une expertise sur le travail et enrichissent la prévention, mais l’employeur assume les conditions de l’activité. L’implication des représentants des salariés à la définition de l’activité ne doit pas avoir comme conséquence de diluer la responsabilité de l’employeur.

Bénédicte Moutin. La réforme en cours renforce la possible contribution des militants CFDT et des représentants du personnel dans l’entreprise sur la question du travail, car ils ont aujourd’hui un argument supplémentaire autour des enjeux de santé qu’ils peuvent mobiliser. Ils sont devenus plus légitimes à poser des éléments sur l’organisation du travail et ses liens avec des risques professionnels. Au-delà, en effet, du DUERP, ce lien instauré entre santé et organisation permet de parler du travail réel dans toutes les négociations inhérentes au travail, à son organisation et à ses conditions de réalisation, qu’elles soient obligatoires ou non. Désormais, certains acteurs externes, tels les services de prévention et de santé au travail (SPST), sont aussi fondés à se pencher sur l’organisation du travail et son impact sur la santé des travailleurs, notamment dans le cadre de la mise en place du télétravail ou bien, encore, d’une réorganisation de l’entreprise.

Catherine Pinchaut. Pour la CFDT, l’organisation du travail ne doit plus être considérée comme une compétence exclusive de l’employeur, surtout là où les conditions de travail sont les plus difficiles[5]. Notre résolution générale présentée au congrès de Lyon en juin 2022 est très claire : l’organisation du travail doit se négocier pour que le travailleur soit partie prenante des modalités et du contenu du travail. Une organisation du travail mal conçue peut engendrer des risques professionnels. À l’inverse, la prévention des risques, pour produire de réels effets, doit bien souvent passer par des mesures organisationnelles. Ceci justifie que les travailleurs aient leur mot à dire. Un nouveau cap en matière de négociation QVCT doit se franchir. Des accords de méthode, une innovation sociale, une utilisation de tous les leviers sont nécessaires pour parler organisation. Les négociations sur le télétravail le sont, par exemple, ne serait-ce qu’en les liant aux projets de flex office : il faut aller sur le fond de façon très précise et parler d’organisation.

 

40 ans après les lois Auroux, la CFDT réaffirme l’importance des échanges sur le travail dans la prévention des risques professionnels.

 

Bénédicte Moutin. Un autre levier consiste, en effet, à permettre aux salariés une expression sur leur travail, qu’elle soit entendue et de qualité ; là encore, la CFDT tient bon. Agir sur le contenu du travail et son organisation passe par la mise en place d’un dialogue professionnel dans un cadre collectif et négocié où la prise en compte de l’expression des employés est réelle. Nous revendiquons toujours des « espaces d’échanges professionnels » qui favorisent la parole, et l’implication des travailleurs. Au passage, précisons que cela n’amoindrit aucunement le rôle des représentants du personnel : le dialogue social doit pouvoir s’appuyer sur un dialogue sur la qualité du travail. Les travailleurs sont les meilleurs experts de leur travail et sont, à ce titre, légitimes pour en parler.

Catherine Pinchaut. L’entretien représente un autre espace d’expression important. Il permet, quand bien mené, de lier la performance individuelle et la performance collective, en discutant des critères de celles-ci. Il peut se présenter comme une discussion à trois, pour éviter un dialogue hiérarchique et aller sur la qualité du travail. La mise en discussion de l’activité est essentielle. Les organisations patronales remettent toujours en cause les risques professionnels ; en matière de santé mentale, par exemple, leur responsabilité est forte, mais il faut toujours leur rappeler le lien avec le travail ; à les entendre parfois, comme on l’a constaté dans la négociation de l’Ani, l’organisation n’est pas en soi pourvoyeuse de risques psychosociaux ! Ils en restent souvent aux vulnérabilités personnelles, ils regardent les caractéristiques de l’individu qui le font plonger dans l’épuisement, cherchant à minimiser la responsabilité organisationnelle, celle de l’employeur. À ce titre, la décision du tribunal correctionnel de Paris de condamner l’entreprise France Télécom pour « harcèlement moral » institutionnalisé marque une avancée d’importance[6]. Elle reste cependant à confirmer en appel. Globalement, les lignes se déplacent sur la dimension psychique du travail et la crise sanitaire y est pour beaucoup. Elle a fait réémerger cet enjeu à travers le besoin de ressource ; aujourd’hui, le sens du travail est remis en cause. Cette dimension du ressenti individuel fait le lien avec le collectif ; chacun cherche sa contribution avec le collectif et en quoi les accomplissements contribuent à la société.

 

Avoir prise sur son travail passe aussi par une maîtrise des rythmes de vie. La CFDT propose une nouvelle approche de l’emploi « des » temps.

 

Catherine Pinchaut. Comme pour le droit d’expression, l’enjeu des temps est une singularité que porte avec détermination la CFDT depuis longtemps. Il est plus large que l’enjeu de santé et d’employabilité. L’appropriation des temps est un projet de société, car ce qui se joue est l’équilibre de nos vies, les équilibres de notre vie. De nouvelles aspirations individuelles s’inscrivent à plus long terme. La CFDT dénote dans une période où des acteurs persistent à voir le temps à la semaine. Soyons ambitieux à imaginer les temps de vie ! La semaine de 4 jours est un sujet intéressant qui revient, mais qui ne doit pas devenir la norme comme les 35 heures l’ont été, et qui peut s’inscrire dans le projet que nous portons.

La crise sanitaire a, là encore, révélé des aspirations ; le rapport au travail et aux temps évolue et les salariés ont envie d’avoir prise sur la gestion de leurs rythmes de vie. Il faut en effet penser gestion des temps dans le contexte de soutenabilité du travail, de droits à la retraite, de vieillissement démographique, de dépendance, etc. La question de l’articulation des différents temps de la vie est devenue l’un des principaux enjeux sociétaux, notamment au regard de l’allongement de la vie active, du besoin d’autonomie accru des individus ou encore des contraintes des proches aidants. La CFDT revendique la création d’une « banque des temps » – inspirée des comptes épargne-temps attachés à la personne durant toute la carrière – qui intègre les changements de statut et d’employeur[7] et qui prend forme via un CET universel (CETU) en complément et articulation des autres droits. Il faut développer les possibilités de choix individuels. À la main du travailleur, et opposable à l’employeur, le CETU est un nouveau droit à conquérir pour retrouver la maîtrise de son temps et se projeter dans une société où le temps ne serait plus cause d’inégalité. Droit d’expression sur son travail, débats préventifs pour une amélioration des conditions de l’activité, et meilleure articulation des temps de vie vont de pairs pour émanciper et protéger les travailleurs.

[1] Accord national interprofessionnel pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail conclu le 9 décembre 2020, signé par la CFDT, et transposé par une proposition de loi adoptée puis promulguée le 2 août 2021.

[2] La prévention primaire est l’ensemble des actions visant à réduire ou éliminer les différents facteurs de risques présents dans l’organisation. On la distingue de la prévention secondaire qui agit au début de l’apparition des pathologies pour en limiter les effets, et de la prévention tertiaire qui intervient pour diminuer les incapacités ou récidives (réparation).

[3] À lire : « Un cap à tenir. Analyse de la dynamique de l’Accord national interprofessionnel sur la Qualité de vie au travail-Égalité professionnelle du 19 juin 2013 », Anact, février 2019.

[4] « Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée », avec notamment la participation d’Henri Forest, ancien secrétaire confédéral CFDT.

[5] Cf. Catherine Pinchaut, « La CFDT revendique que l’organisation du travail soit partie intégrante de la négociation sur la QVT-EP », Cadres, no 481 (juin 2019).

[6] Cf. « Procès France Télécom : Un jugement exemplaire », www.syndicalismehebdo.fr/article/proces-france-telecom-un-jugement-exemplaire

[7] Cf. « Temps de travail et temps au travail, deux enjeux inséparables au cœur du présent », CFDT – Fondation Jean-Jaurès, février 2022.

Crédit photo : © Cyril Entzmann