Après avoir étudié le fonctionnement et les problèmes des institutions représentatives dans sa trilogie Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France (Gallimard, 1992 ; Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) et La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France (2000), Pierre Rosanvallon a entamé avec Le modèle politique français (Seuil, 2004) une étude des résistances de la société civile au jacobinisme. Poussant plus son exploration, il donne aujourd'hui un ouvrage qui fera date sur les formes politiques de la défiance et plus généralement les contre-pouvoirs.
Toute démocratie est composée d'un volet « électoral-représentatif » (élections, décisions gouvernementales, votes des assemblées) et d'un volet d'expression, de contestation et de défiance : une « contre-démocratie », qui va des contre-pouvoirs institutionnalisés (justice, autorités indépendantes) aux mouvements insurrectionnels en passant par le vote protestataire, les mouvements d'opinion, les grèves. « Cette contre-démocratie n'est pas le contraire de la démocratie. C'est plutôt la forme de la démocratie qui contrarie l'autre, la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social. » Démocratie et contre-démocratie font système, chacune a besoin de l'autre.
Pierre Rosanvallon distingue trois modalités principales de la contre-démocratie : surveillance, empêchement, mise à l'épreuve d'un jugement. Mais elle s'exprime aussi dans ce que l'on nomme un peu rapidement le vote protestataire.
A l'opposé de ceux qui dénoncent les mouvements sociaux ou les votes négatifs qui ont marqué les dernières consultations, Pierre Rosanvallon considère qu'il s'agit là d'actes démocratiques. Non, le peuple n'a pas abandonné l'espace politique. Il a seulement migré de la démocratie à la contre-démocratie.
Ce faisant, et c'est là que le bât blesse, il renonce à une certaine forme d'efficacité. La contre-démocratie a en effet pour caractéristique de « superposer une activité démocratique et des effets non-politiques ». En attesterait le slogan altermondialiste de « changer le monde sans prendre le pouvoir », et plus généralement la mue de la révolution, projet politique, en radicalité, posture « impolitique ».
Et c'est bien cette perte d'efficience qui fait problème, car avec elle le peuple perd l'exercice de sa souveraineté. Le populisme en serait l'illustration même, qui vient retirer au peuple ses prérogatives de jugement et de veto, de vigilance lorsqu'il « prétend résoudre la difficulté de figurer le peuple en ressuscitant son unité et son homogénéité sur un mode imaginaire, dans une prise de distance radicale avec ce qui est censé s'y opposer : l'étranger, l'ennemi, l'oligarchie, les élites ». On pourrait ajouter la mondialisation... Loin de permettre l'expression des modalités du contre-pouvoir, le populisme est ainsi donné comme « une politique pure de l'impolitique, une anti-politique achevée, une contre-démocratie absolue ».
Exercice légitime dans son fondement, mais constamment menacé de dériver vers des formes non-démocratiques, la contre-démocratie doit ainsi être envisagée avec prudence. Comment mieux l'articuler au système représentatif ? C'est l'une des questions qui restent en suspens dans cet ouvrage. Mais la démocratie reste elle aussi inachevée...