En quoi la crise sanitaire révèle-t-elle l’utilité sociale du travail ?

Florence Osty. Le salariat est une norme qui ne dit pas grand-chose sur la qualité de la relation d’emploi. De même, la description du poste ne suffit pas à décrire le sens du métier. Elle est trop centrée sur les compétences requises et peu sur celles effectivement mobilisées dans l’activité. La crise sanitaire a fait apparaître dans l’espace public un débat sur l’utilité sociale et le sens du travail en parlant des travailleurs qui ne pouvaient pas être confinés : les soignants, les fonctions supports de la santé, et les personnes qui travaillent dans les flux logistiques, de l’alimentaire aux produits de première nécessité. Au-delà de leur statut d’emploi et de la liste des qualifications émergea le sens profond de leur activité professionnelle.

J’ai défriché dans le sillage de Renaud Sainsaulieu[1] cette affirmation identitaire du travail, par le travail, ce besoin d’être reconnu dans son métier en tant que travail réel et pas seulement en tant que poste et emploi. La période actuelle est un catalyseur de cette réflexion. Comment l’expérience de travail se joue-t-elle dans la trajectoire professionnelle ? Comment fabrique-t-elle de l’identité et un sentiment d’appartenance ? Valoriser le travail des acteurs de première ligne, ce n’est pas seulement accroître leurs moyens de se protéger d’un point de vue sanitaire et augmenter leurs salaires. Il faut leur permettre de partager l’expérience de travail et réinvestir la question des conditions concrètes d’exercice du travail.

Qu’est-ce qui distingue les travailleurs de première ligne des télétravailleurs ?

F. O. Ce qui a été mis sur la table est que ces travailleurs sont convoqués à l’endroit de leur métier, occultant les normes prescriptives de leur travail. Les soignants appellent à ne plus se laisser enfermer dans une conception gestionnaire de leur activité en redécouvrant les vertus de leur utilité dans la prise en charge des patients, les surveillants, avec des prisons légèrement moins denses, ont indiqué pouvoir faire ainsi du bon travail avec les détenus, etc. Le point commun à ces travailleurs exposés par la crise est la question de leur utilité à partir de leurs savoir-faire. La crise révèle que les organisations, dans leur puissance rationalisatrice, ne savent pas gérer les aléas. C’est au contraire la capacité à s’adapter qui permet la performance, c’est-à-dire la mobilisation de moyens ajustés pour arriver à un but. Regardez comment en quinze jours les hôpitaux se sont réorganisés pour accueillir des patients contaminés. Au final, l’hôpital est épuisé, mais pas submergé. On avait oublié que le prescrit ne suffit pas et nous en venons à travailler la reconnaissance de l’activité réelle. La crise sanitaire est un grand aléa rappelant l’écart entre le prescrit et le réel, révélateur de l’engagement des personnes devenues héros… parce qu’elles palliaient les organisations qui se prétendent toutes puissantes. Les soignants sont fatigués mais pas détruits car je dirais la crise les a - violemment - recentrés sur leur métier, sur l’expérience de travail. On peut dire de même sur les chercheurs qui se mobilisent sur les molécules, comme ceux dans d’autres domaines qui ont transformé leur laboratoire pour être utiles à la santé publique. C’est bien leur identité de chercheur qui témoigne de leur travail et non la prescription des programmes de recherche. Ou des managers restés au bureau pour organiser le travail de première ligne. Eux aussi ont pris des risques par conscience professionnelle.

En deuxième ligne, à distance de la crise, il y a une cohorte de travailleurs qui poursuivent leur activité de façon autonome à celle-ci. Les télétravailleurs, principalement dans les fonctions supports et le management ont été mobilisés pour gérer la crise en produisant des supports aux opérationnels (consignes sanitaires, kit de communication) et poursuivre l’activité dans des conditions dégradées, générant une charge de travail très élevée. Avec le télétravail, une autre croyance a émergé : travailler à distance consisterait à exécuter des tâches et produire un cadre de prescriptions. Or, il ne s’agit pas seulement de « faire à distance », car travailler, c’est mettre quelque chose de soi dans l’activité de manière à la rendre efficace.  Cette expérience du télétravail masque la débrouille avec laquelle les télétravailleurs ont été en prise pour ne pas en rester à additionner des tâches et cumuler conférences en visio en restant à distance de cet engagement de soi. Regardez les enseignants pour lesquels l’école à distance est difficile, eux qui travaillent dans une relation réelle avec les élèves et pas seulement à partir des programmes officiels. Enseigner, ce n’est pas seulement « faire le programme ».

Comment reconnaître le travail réel dans cette période qui déstabilise les organisations ?

F.O. La période demande beaucoup d’autonomie aux personnes, qui doivent s’adapter presque quotidiennement. Mais je dirais que ce n’est pas le plus difficile. Ce qui est anxiogène, voire pathogène, c’est le travail empêché, l’organisation qui ne reconnaît pas la capacité d’adaptation des individus et des collectifs de travail, qui n’écoute pas l’expérience de travail qui rend compétent, qui nie la réalité de l’activité réelle, dans les locaux de l’entreprise mais aussi chez eux. La crise se manifeste par beaucoup d’incertitudes, et de repères bouleversés, à court mais aussi à plus long terme. Donc les entreprises doivent regarder leurs salariés au-delà de l’application des règles, de la prescription, du poste demandé, de la qualification requise. Les managers sont invités à construire un cadre favorable à l’expérience de travail de leurs équipes, être attentifs à la manière dont elles peuvent s’ajuster et coopérer en situation, à la manière dont chacun, en y mettant du sien, se produit lui-même dans et par le travail. Ne pas pouvoir mettre du sien au travail est pathogène, l’inflation des risques psychosociaux ces dernières années nous le rappelle cruellement.

Reconnaître le travail réel, c’est, au-delà des primes, permettre aux travailleurs de se reconnaître dans leur travail, dans ce qu’ils entreprennent, y compris leurs hésitations et les ratés de l’activité, entre pairs, entre gens de métier, et au sein de ce qui institue leur travail, c’est-à-dire l’entreprise, de conforter leur place dans l’organisation. La prime est un bien faible marqueur de reconnaissance, car elle écrase la question de la reconnaissance sur un simple surcroît de travail. En cela, elle dénie ce qui a été mobilisé de soi, inventé collectivement à partir de la matrice du métier pour faire faire à une situation aussi soudaine qu’inédite. La crise appelle à repenser la valorisation de l’engagement, à réfléchir à l’épaisseur des métiers et la consistance du travail, à penser à nouveau le travail comme une expérience productrice de lien social de coopération et d’identité professionnelle. Je suis convaincue que les dirigeants des entreprises n’ont pas besoin de tout savoir, tout prévoir ni tout contrôler, mais ils sont attendus sur leur capacité à favoriser l’autonomie des salariés et de s’accorder avec les autres parties prenantes sur ce qui est possible et souhaitable en termes de moyens et de finalité. En ce sens, la crise sanitaire, en imposant l’incertitude à tous les niveaux, de la prospective économique aux gestes barrières quotidien, rappelle la nécessité d’être à l’écoute du travail réel et de permettre aux individus de se construire à partir de la reconnaissance de celui-ci.

 

Propos recueillis par Laurent Tertrais

 

[1] R. Sainsaulieu (1935-2002) est l’un des principaux théoriciens de la sociologie des organisations, à la suite des travaux de Michel Crozier, sur la construction des identités au travail ; cf. notamment L’Identité au travail. Les effets culturels de l’organisation, Presses de la FNSP, 1977 et Les Mondes sociaux de l’entreprise, avec Isabelle Francfort, Florence Osty et Marc Uhalde, DDB 1995, 2007.