Une double ‘‘hélice de reproduction’’ pèse selon vous sur la fonction publique, entre réduction des coûts et émergence d’un nouveau modèle.

Luc Rouban. Emmanuel Macron durant la campagne électorale de 2017 s’était engagé à remettre en cause le modèle de notre fonction publique dans une perspective d’ouverture des carrières, de mobilité sociale, de fluidité professionnelle. Ce qui impliquait une remise en cause des grands corps de l’État, du classement de sortie de l’Ena. Le système fige les carrières sur vingt ans. En France, si on rate en effet son classement, c’est irrattrapable, sauf à utiliser des voies parallèles, privées ou politiques. Aujourd’hui, rien ne semble bouger. On a toujours été dans une double culture : celle, inspirée par Michel Crozier, de la réforme, avec l’idée qu’il faut jouer sur l’organisation, et en même temps le souci du maintien d’un système hiérarchisé, corporatif, stratifié. Il faut faire les deux à la fois, ce qui est impossible. Donc les réformes demeurent des ajustements de gestion, qui ont essentiellement pour but d’en déplacer le coût vers la périphérie, la Fonction publique territoriale (FPT). On peut lire la décentralisation de 1982 comme un transfert des fonctions d’exécution, entre la gestion des personnels ouvriers et les services en contact avec les usagers. L’État central lâche ce qui est coûteux, difficile et source de contentieux. Paradoxalement, ces transferts renforcent le pouvoir de l’État qui juge, évalue1. Cela se voit dans la sociologie des agents. La Fonction publique d’Etat (FPE) pilote avec beaucoup de cadres et la FPT, où la catégorie C est majoritaire, exécute. Cette décentralisation obéit à une logique de spécialisation des collectivités locales et signe, au fond, l’introuvable réforme territoriale et l’incapacité des gouvernements à choisir entre régions, départements, métropoles et communes.

Autre représentation pesante, sur le statut, lequel, vu comme un privilège, fait l’objet d’idées reçues qui légitimeraient une privatisation de la relation d’emploi.

L.R. Dans le statut général, il y a des contraintes très fortes que le secteur privé ne connaît pas : droit d’expression régulé, lequel peut être réduit à néant par la hiérarchie selon les corps et les situations (dans les corps régaliens) ; libertés syndicales mais sans pleine reconnaissance du droit de grève puisqu’il s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent (exemple du service minimum), affectation d’office permise par la distinction entre l’emploi et le grade (ce qui, en droit du travail, s’apparente à une rupture contractuelle) ; obligation de ne pas avoir de casier judiciaire, régime pénal aggravé pour toute une série de délits, règles de déontologie (avec une protection du lanceur d’alerte)… Juridiquement, le licenciement économique est possible avec la suppression des emplois budgétaires. Le statut ne protège pas de la réduction des effectifs, ni de sanctions pour insuffisance professionnelle. Autant de limitations qui ne sont jamais évoquées par les partisans de la privatisation de la fonction publique. On n’est pas dans le privilège.

On oublie également les conditions dans lesquelles a été créé le statut en 1946, c’est-à-dire à l’issue des nombreux débats sur le système en vigueur au dix-neuvième siècle et dans l’entre-deux guerres. Le système de contrat de droit public était très sensible au clientélisme. J’ai étudié l’histoire du corps préfectoral et on n’y compte plus les lettres de recommandations. Un véritable fonctionnement familial, notabiliaire et très politique, avec des associations de fonctionnaires qui réclament l’organisation des carrières. On a connu une longue période de précarité et d’anarchie dans les recrutements. Le statut est aujourd’hui un élément de protection à l’égard des politiques, mais également de la société, des réactions des usagers, des pressions personnelles ou collectives, sans compter les tentatives de corruption. Donc il faut pouvoir disposer de protection juridique. On oublie l’histoire de la fonction publique pour laquelle on a tout essayé : les armées de mercenaires sous l’Ancien régime étaient une privatisation de l’action régalienne ; le système des offices, des charges que les familles achetaient et revendaient, reposait sur une sociologie du pouvoir privé ; on a essayé également l’élection des fonctionnaires au début de la Révolution, y compris dans l’armée, et ce sans tenir compte des compétences. Sous le premier Empire on aura un système très moderne de recrutement et de nomination, cependant dans un cadre autoritaire. Puis vient le recrutement contractuel qui, on ne le sait plus, a perduré sans convaincre. Le statut, c’est l’assimilation de ceux qui travaillent au sein de la République. C’est une illusion de comparer le statut et le salariat. La protection du service public est le principal point d’appui de la construction républicaine.

Le statut est attaqué comme étant le symbole d’un monde qui a échappé au risque de la perte d’emploi depuis les années soixante-dix.

L.R. Je ne vois pas en quoi la réduction du nombre de fonctionnaires et la remise en cause du statut réduiraient le chômage. S’il y a une forme d’injustice ressentie entre ceux qui ont un emploi relativement protégé et les précaires, il y en a autant au sein de la fonction publique, entre les nominations au tour extérieur et les vacataires, quel écart, quel archaïsme ! La fonction publique doit pour moi être vertueuse. On ne peut pas décréter la transparence, la méritocratie, et avoir des modes de recrutement inégalitaires. Je pense là également aux contractuels. Les fonctionnaires sont effectivement moins vulnérables et moins précaires que le secteur privé, mais je ne vois pas au nom de quel progrès on devrait les fragiliser. On a élevé « le fonctionnaire Â» comme un personnage mythique, en oubliant derrière le statut, le travail, la diversité des métiers et le sens des activités. Veut-on vraiment réduire le nombre des acteurs de la sécurité, de la santé pour tous, de l’éducation, de la souveraineté nationale, de la comptabilité publique, de la recherche, de la justice, du travail social auprès des plus fragiles ? Ne négligeons pas la pression économique, mais parlons davantage de l’accès et des carrières inégalitaires. Quel type de fonctionnaire doit-on exposer à la crise économique ? Pourquoi oublie-ton qu’ils sont utiles à la société alors qu’ils en sont un soutien ? On oublie les fondements, la théorie du service public, la théorie de l’État. Le fonctionnaire nommé sur un emploi permanent incarne la pérennité de l’autorité publique. On le situe dans un échange politique et non dans un échange économique avec le citoyen. Le fonctionnaire produit des services dont la valeur marchande est incalculable. La seule évaluation s’exprime dans les urnes.

Quelle est donc la légitimité du fonctionnaire aujourd’hui ?

L.R. Rappelons-nous pourquoi on travaille dans la fonction publique : la stabilité de l’emploi ne suffit pas à expliquer l’engagement, le niveau de rémunération non plus, la diversité des choix de carrière encore moins. Reste le choix déterminant de « servir Â», pardon de le rappeler. Le fonctionnaire semble déplaire à tout le monde. Ici émerge le thème du « fonctionnarisme Â» présent tout au long de l’histoire. Dans les années 1880, les monarchistes dénonçaient « la République des bureaucrates Â», les républicains accusaient les cadres de l’Empire â€“ autoritaire - de s’accrocher au pouvoir, les libéraux récusaient l’État en regardant déjà outre-Manche, les catholiques dénonçaient le fonctionnaire, « homme des villes et des cabarets Â», les guesdistes les voyaient, eux, comme des petits bourgeois éloignés de la condition ouvrière… Les fonctionnaires sont mal aimés mais de plus en plus sollicités tout au long de la construction du pays â€“ modernisation, colonisation, reconstruction… - sans que l’on soit capable de « penser le fonctionnaire Â» présenté comme planqué et oisif. On a oublié les grandes crises de la fonction publique comme celles des années trente que je comparerais à la situation de la Grèce post-2008. Je dirais que le fonctionnaire représente en France la permanence de l’État et le souci de l’intérêt général, ce qui entre en conflit avec l’élite politique qui s’arroge également ce rôle. Les élus disent qu’ils représentent le peuple et donc la continuité de l’État. Que les fonctionnaires assurent incarner. Cette lutte entre élites concurrentes alimente les réformes en cours depuis les années quatre-vingt. Regardez comment le gouvernement Thatcher a épuisé les services régulateurs publics au nom de l’intérêt du pays et de la suprématie du politique.

D’où le débat récurrent sur la technocratie. En France, c’est la haute fonction publique qui va reconstruire le pays en 1945. Mines, Ponts, Finances, préfets… une mobilisation face à un corps politique déstabilisé. Je ferais le parallèle avec la situation actuelle. Nos baromètres au Cevipof décrivent une forte confiance dans l’armée, la police, l’hôpital, l’école, alors que syndicats, les partis politiques et les médias suscitent surtout la méfiance2. On vit une période de dépréciation du personnel politique et la recherche d’une structure, d’une force qui maintienne la cohésion sociale. Veut-on vraiment dans ce contexte sociétal privatiser le public, ramener le travail public à un rôle d’exécutant du politique ou du marché ? Veut-on dévaloriser le statut, notamment les cadres qui représentent cet intérêt général ? On verse là dans le populisme, l’anti-élitisme, très critique à l’égard des fonctions intellectuelles. Il y a toujours eu une quête dénonciatrice des « profiteurs Â», des « non méritants Â» floue, passionnelle et stérile. Nous vivons aujourd’hui un libéralisme d’État qui transfère des fonctions publiques au marché et je ne crois pas que cela réponde à une demande profonde de notre société en quête de protection.

Comment redonner un sens au travail des cadres publics ?

L.R. On pourrait remplacer les corps par des filières de métiers tout en gardant des statuts protecteurs, comme dans la Territoriale. Je remarque que ce sont les cadres des collectivités qui sont les plus satisfaits de leur travail avant ceux de l’État et loin devant ceux de la santé. Ils ont un sentiment de liberté et d’autonomie, difficiles à trouver ailleurs. Innovation, travail en projet, résultats concrets, c’est un travail public satisfaisant pour les cadres3. Au sein de la FPE, dans les services déconcentrés notamment, ils subissent des réformes incohérentes, complexes et fréquentes. Il faut remettre en cause non pas le statut général mais les statuts particuliers des corps, notamment ceux de la haute fonction publique. Or, il n’y a pas de volonté politique de ce côté-là. Donnons-nous les moyens de retrouver l’enthousiasme et la créativité des années cinquante : l’idée de modernisation qui débouche sur des projets concrets animait alors le travail des cadres publics.

Aujourd’hui, hors grands corps, leur statut social s’est dégradé, ils sont devenus des techniciens. Le travail des cadres est souvent bien mieux reconnu dans le privé que dans le public, les politiques des ressources humaines y sont plus diversifiées au moins dans les grandes entreprises. Les jeunes diplômés issus de Sciences Po préfèrent aller dans l’entreprise que dans le service public. Posons-nous la question pourquoi. Ils ont besoin de sens à leur carrière, se méfient des plafonds de verre (égalité professionnelle, compétences…). Anicet Le Pors, le père du statut de 1983, avait tenté une réforme tendant à unifier les trois fonctions publiques avec des passerelles. La loi Galland a au contraire mis la Territoriale sous la coupe des élus locaux et a élargi les possibilités de recours à des agents non titulaires. Aujourd’hui, nous avons un double système de fonction publique : corporatif ou cadre d’emploi. Ce dualisme auquel s’ajoute le recours aux contractuels affaiblit le sens du statut et de la fonction publique en général. Notre fonction publique est bloquée par les réformes mal ficelées et la rigidité des classements, le manque de souffle politique, de grand projet de société pour le service public, mise à mal par un management à la française qui privilégie le coup par coup et le pilotage de haut en bas.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

1 : Cf. L. Rouban, Le Pouvoir anonyme : Les mutations de l’État à la française, FNSP, 1994.

2 : www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/le-barometre-de-la-confiance-politique.

3 : A lire : L. Rouban, « Les salariés du privé et les fonctionnaires face au