Pour nombre de salariés, le travail devient triplement intenable : intenable car, agité de multiples évolutions, il change tout le temps ; intenable car il doit s’exercer sous un nombre tel de contraintes qu’il devient impossible au salarié de bien les tenir ensemble ; intenable, et même insoutenable, parce qu’il devient difficile de tenir le coup quand l’inorganisation du travail nous laisse seul. Aucun secteur professionnel n’y échappe.

L’intensification rend le travail intenable. Dans un double processus de formation-action et de recherche-action, cette réalité du travail a été approchée durant dix-huit mois par vingt-deux équipes syndicales CFDT accompagnées par des formateurs, des chercheurs, ergonomes et médecins.

Rédigé sous la direction de Laurence Théry avec une postface de François Chérèque, cet ouvrage vient restituer quelques enseignements tant sur le fond de l’intensification, en faisant le lien entre causes plurielles et conséquences singulières, que sur la forme – ici renouvelée – de l’action syndicale.

Ainsi, la première partie du livre s’offre à nous comme un documentaire percutant à partir des terrains explorés par les équipes syndicales. Cette restitution prend le parti d’exposer les détails du travail réel, l’ordinaire des journées de boulot, qui sont en permanence occultés voire niés dans l’entreprise par la course aux résultats, l’obsession des indicateurs, la permanence des contrôles, la prédominance des logiques d’injonction et de prescription sur celles d’inscription et de co-élaboration, ou que globalisent les enquêtes épidémiologiques et sociologiques.

En une dizaine de zooms, apparaît ainsi ce que les acteurs syndicaux ont pu faire émerger dans le dialogue approfondi avec les salariés : ces tranches de vie, ce n’est pas la vie en tranche mais une globalité qui est approchée. En quelques pages, différentes situations sont décrites dont celle des cadres tiraillés voire « cisaillés » par des contraintes et des efforts en tous sens. Il n’est pas surprenant d’apprendre que les cadres ont bien accueilli ce travail d’écoute qui vient libérer une parole restreinte ou empêchée par la pratique des discours managériaux descendants et l’impossibilité de faire remonter sans risque les problèmes du terrain.

Le travail de terrain a été mis en dialogue avec l’appui méthodologique et théorique des chercheurs qui ont accompagné la démarche de bout en bout. Après cette passionnante première partie rédigée par François Daniellou, le livre entre donc dans une démarche d’analyse plus approfondie, avec trois exposés plus théoriques donnant des clés de lecture pour resituer le vécu individuel dans ses perspectives collectives (les changements d’organisation, les âges au travail, l’engagement de la personne et la relation à autrui).

Certes, le tableau dépeint est bien sombre ; mais loin de tout fatalisme, ce livre a été conçu comme une invitation à reprendre la main. Toute la troisième partie retrace d’ailleurs l’expérience des équipes, d’abord intimidées par une entreprise de « recherche » assez éloignée de leurs pratiques, puis découvrant peu à peu à quel point cette démarche était une formidable opportunité d’entrer en contact avec les salariés et de changer leur quotidien en les aidant à représenter leur travail. C’est l’idée même de la représentation syndicale qui est ici mise en jeu d’une façon originale et nouvelle.

Cette recherche-action a ainsi transformé les acteurs syndicaux, tant en ce qui concerne les pratiques de formation que l’action syndicale proprement dite. En cela, la démarche peut régénérer notre point de vue sur la façon de constituer, par le dialogue entre salariés et militants et la re-connaissance des situations de travail, le rapport de force préalable à la transformation sociale des situations de travail. En cela, cette démarche donne corps et chair au sous-titre du livre qui nous invite à « résister collectivement à l’intensification du travail ».