Ces dernières années, on a vu fleurir dans la sociologie française le rêve d’une révolte des cadres : parfois obligés de mener des actions contraires à leurs convictions, souvent malmenés par le management, presque toujours déçus par les promesses non tenues de l’entreprise, ils seraient au bord de la rupture. Que les tensions soient vives, que l’amertume le dispute parfois à la colère, nul ne songera à le contester.

Mais de là à entrer en rébellion, il y a un monde. Car la réalité déçoit trop souvent les fictions du social, aussi bien celle de « l’insurrection qui vient » que celle d’une humanité enfin réconciliée avec la vertu. Une naïveté touchante animait ces rêveries, éclairées par la douce lueur de cette vieille lune : l’avant-garde éclairée du prolétariat.

Voici un livre qui nous ramène sur terre. David Mélo a mené une enquête dans un segment précis du monde du travail : les salariés en CDI de trois grandes entreprises, évoquées sous des pseudonymes transparents – Euclide (électronique militaire), Grand Sidérurgiste (acier à froid), et Électrico... Avec quelques autres, elles sont « au cœur historique et politique du monde du travail en France ».

Le syndicalisme y est présent, les statuts plutôt protégés, l’action collective n’y est pas une chimère. En même temps, elles ont pris de plein fouet la vague du néo-management : vocabulaire de la lutte pour la survie, demande d’un engagement fort des salariés, réformite chronique.

Ce monde relativement stable subit depuis deux décennies une « mise en inconfort », comme on dit chez France Télécom. Des tensions, des critiques, des conflits s’y font jour. C’est là aussi qu’on rencontre des suicides professionnels suggérant à tout le moins que l’action collective ne suffit pas à canaliser le mal-être.

C’est dans cet angle mort des conflits sociaux que vient se loger l’enquête de David Mélo. Pour comprendre ce qui se joue dans les luttes des salariés, dit-il, il faut les rapporter à la dynamique de leur rapport au travail, en examinant les revendications collectives à l’aune de l’activité critique des individus.

Comment se formule la critique, sur quels champs porte-t-elle, que dit-elle exactement ? Analysant avec finesse le discours des salariés « ordinaires », dont la parole est omniprésente dans cet ouvrage, David Mélo montre que les critiques adressées au management sont bornées par une attitude de « loyauté paradoxale ».

Les salariés critiquent d’autant plus durement les mutations en cours qu’ils sont disposés à en jouer le jeu.

La stabilité des positions s’effrite ? Ils élaborent des stratégies, éprouvent leur personnalité, tendent à se définir à partir de leur trajectoire, comme témoignage de ce qu’ils ont su conquérir par eux-mêmes. Mais avec des attentes individuelles plus fortes, l’amertume n’est jamais loin.

La recherche de la réussite individuelle dans un cadre de compétition généralisée insinue le mépris au cœur même de l’expérience du travail.

La colère ou l’amertume recouvrent alors une demande de reconnaissance directement liée à un enjeu de loyauté : l’engagement de soi dans le travail, dont les salariés souhaitent voir la reconnaissance, atteste leur disposition à prendre part aux mutations en cours et à se les approprier.

La loyauté revêt alors la forme d’un enjeu moral et psychologique : le défaut de reconnaissance est vécu comme une marque de mépris, plutôt que comme un déséquilibre objectif et matériel entre contribution et rétribution.

Les salariés revendiquent l’utilité de leur travail « en se référant davantage à la singularité d’une exposition de soi et d’une mise à l’épreuve de la personnalité qu’à la détention d’un rôle au sein de la division du travail ».

Pour protester contre le mépris, certains salariés mettent en œuvre des actions individuelles et directes : explosion verbale, mais aussi protestation silencieuse, en se contentant d’appliquer les procédures prescrites dont on sait pourtant qu’elles aboutiront à une destruction du matériel. Il y a enfin la tentation de la sortie du jeu, dont l’arrêt-maladie est une modalité.

Les stratégies d’adaptation ou de résistance ne dépassent pas l’échelle individuelle : elles s’ajustent à des modes de management qui individualisent les situations de travail. Ces « adaptations souterraines » s’appuient sur une demande de mobilisation véritable des aptitudes individuelles, s’écartant ainsi d’une critique du management au nom de la tradition ou des routines.

Les salariés sont tentés d’opposer la singularité de leur expérience à un syndicalisme institutionnalisé qui, tout autant que le management, échoue à prendre en charge ce qui fait problème à leurs yeux dans leur expérience du travail. Ils sont en quête d’une appropriation positive de la condition qui leur est faite.

Or il leur manque les « prises » qui leur permettraient de se forger une nouvelle identité professionnelle et de constituer des collectifs solidaires. David Mélo évoque une « fragmentation de l’expérience de travail » et un « éclatement des injustices », qui ne sont pas sans conséquences politiques.

Les salariés se livrent à une intense activité de délibération sur les diverses actions syndicales, triant les bonnes et mauvaises raisons de faire grève pour fonder leur engagement sur des justifications solides. « Il découle de cette sélection des mots d’ordre des désaccords profonds parmi les salariés quant à la définition des mobilisations justes ou prioritaires. Le front commun des intérêts des salariés se fissure et laisse la place à l’affirmation d’intérêts différenciés et à un florilège de critiques croisées et de désaccords sur la légitimité des revendications des uns et des autres » .

Cette mise en cause touche aussi les représentants. Les salariés évaluent l’action syndicale à travers le prisme du charisme et de l’exemplarité personnels. Les paroles sont dures : tout se passe, dit le sociologue, « comme si l’octroi d’heures de délégation retranchait les permanents des salariés ordinaires, en les installant dans un régime spécial où le moindre écart de leur part est relevé et porté immédiatement à leur débit ».

L’encadrement est logé à la même enseigne, avec des salariés sensibles aux injustices – mais faisant la part entre les dilemmes managériaux (comment gérer les inégalités dans la distribution des primes) et le manque d’exemplarité ou l’égoïsme de tel ou tel responsable. Les discours s’infléchissent pourtant : s’il est souvent tenu pour responsable des difficultés rencontrées par les salariés, le supérieur hiérarchique reste défini par une condition commune. Les salariés font un lien entre les contraintes qui s’imposent aux managers de proximité et celles qu’ils subissent eux-mêmes.

Le syndicalisme n’offre guère de débouché à l’enjeu majeur de la reconnaissance, qui est individuel. Les motifs d’action collective se déploient à distance de l’expérience, se décalant dans une double direction : la défense statutaire, où l’identité collective est réduite à des positions économiques, et la protestation morale, où elle est référée à des victimes qu’il faut protéger des méfaits du « système ».

Dans ces conditions, ce sont essentiellement les politiques des directions qui produisent une homogénéisation temporaire des collectifs; ainsi des décisions aveugles de réduction d’effectifs, qui ne différencient pas les travailleurs et définissent des collectifs en les stigmatisant.

À l’issue de son enquête, David Mélo insiste sur la loyauté « paradoxale » des salariés, qui s’exprime davantage dans la critique que dans l’adhésion ou le conformisme. La distance critique est au fond ce qui permet de continuer à jouer. Et « le retrait du jeu n’est le plus souvent qu’une position temporaire, prolongeant des sentiments de déception, d’injustice ou d’humiliation eux-mêmes conjoncturels. »

Ces conduites ne sont pas des positions retranchées durablement du jeu, à partir desquelles les salariés déploieraient des logiques d’action opposées au management. Elles s’articulent avec la loyauté, le retrait ne portant souvent que sur certaines dimensions du rapport au travail.

C’est le cas de ceux qui refusent de prendre part à certaines innovations pour mieux s’investir dans une dimension plus satisfaisante de leur activité.

Engagés mais déçus, ainsi pourrait-on se définir les salariés rencontrés dans cette enquête.

Un enjeu central, aussi bien pour les managers que pour le syndicalisme, est alors les conditions de l’appropriation des mutations en cours, à la fois en précisant les règles du jeu, en les faisant vivre, et en donnant aux salariés les ressources pour jouer.