A travers ce livre très documenté, Jean-François Amadieu pose clairement la question : « qu’est-ce qui dépend de nous, de nos choix et quels sont les déterminismes qui s’appliquent à chacun d’entre nous et qui nous poussent dans une direction donnée ? » Selon lui, si les discriminations sont nettement moins acceptables aujourd’hui, si des politiques de lutte contre les discriminations sont mises en place, les mécanismes d’exclusion continuent à se répéter, voire à s’aggraver. Ainsi le sexe, le mois de naissance, le milieu social, religieux ou ethnique d’origine, le physique sont autant de facteurs qui influencent notre situation sociale et la perception qu’en ont les autres. Le choix du prénom dépend étroitement du groupe social auquel nous appartenons, de la religion, ou de la localisation géographique (ainsi Mohammed est le premier prénom masculin du département 93) : c’est un redoutable marqueur social qui est le deuxième motif de harcèlement ou de rejet à l’école ou pendant l’adolescence et les débuts de l’âge adulte.

Non seulement il existerait un effet de « halo » discriminant en soi (association plus ou moins consciente que nous faisons entre telle apparence et telle position sociale, tel rapport poids taille et tel métier : par exemple, une jeune femme cadre paraît plus mince qu’une femme ouvrière, même à taille et poids identiques), mais il y a une reproduction des élites qui accentue les discriminations. Le statut social des parents ne détermine pas le nôtre mais il pèse considérablement sur le déroulement de nos études et donc de la position que celles-ci nous permettront d’atteindre.

C’est ce qui explique que, si les inégalités scolaires « quantitatives » se sont réduites, la mobilité sociale (qui transforme le corps social) est quasi stable : « l’inégalité des chances n’est plus en ce début de XXIesiècle dans l’accès à l’école ; elle est dans la façon de tirer parti de ce qui y est enseigné et aussi dans l’accès à certaines écoles ».

Malgré les exceptions, « dans l’ensemble on ne peut guère compter sur l’école pour corriger les inégalités de naissance. En France l’influence du statut économique, social et culturel sur les résultats scolaires est même supérieur à la moyenne des pays européens ». Pire, plus le diplôme est élevé, plus l’origine sociale et le type de bac obtenu pèsent de façon importante : les étudiants favorisés choisissent les bacs les plus cotés et les filières les plus prestigieuses. Au lieu de se restreindre, les inégalités pourraient même se creuser : en 1950, 29 % des élèves des quatre écoles les plus prestigieuses venaient de milieux populaires, ils ne sont plus que 9 % aujourd’hui alors qu’ils sont près de 50 % à l’université. Et en sortant des études supérieures, on a deux à trois fois plus de chances de trouver un emploi en sortant d’une grande école que de l’université.

Les pratiques de « testing » montrent qu’à CV identique (sauf sur un point) envoyé à 258 entreprises : 5 réponses pour le candidat Cotorep, 14 pour celui d’origine maghrébine, 20 pour le plus de 50 ans, 33 pour le candidat au physique disgracieux, et 75 pour le candidat standard. En termes d’égalité professionnelle on reste toujours loin du compte. Sur la question de la carrière, l’ascenseur social est en panne. Il y a deux à trois fois plus de chances de « faire carrière » pour un fils de cadre que pour un fils d’ouvrier. Car l’effet réseau se cumule avec l’effet discriminant des origines : bonne filière scolaire, bons réseaux et origine sociale se croisent et se potentialisent pour la réussite professionnelle.

Même en amour, on ne tombe pas amoureux de n’importe qui : il y a une tendance forte à rester dans son milieu, ce que l’on connaît le mieux ou les personnes qui nous ressemblent.

Pour conclure, Jean-François Amadieu, dans un livre qui fait des constats sans volonté polémique, relance le vieux débat sur l’égalité des chances qui à travers l’histoire n’a cessé d’opposer marxistes et libéraux : « ce n’est guère en raison de leur personnalité ou de leur intelligence que les enfants de bonne famille réussissent mieux que les enfants d’ouvriers ou d’employés mais à l’évidence parce qu’ils n’ont pas à surmonter les handicaps sociaux qui se sont accumulés devant les autres ».

Faut-il, pour autant, devant la pression des normes sociales et devant l’ampleur des phénomènes de discrimination, baisser les bras et être fataliste ? Non, car « les clés d’un autre futur restent à portée de main », à deux conditions : une vraie politique publique de lutte contre l’inégalité des chances, et une connaissance des mécanismes sociaux mieux partagée. La connaissance précise des voies de reproduction sociale livre des clés pour échapper, au moins en partie, aux parcours tracés d’avance et va vers plus d’égalité des chances.