L’année 2020 restera longtemps dans les mémoires comme une expérience collective éprouvante avec des conséquences humaines dramatiques et des effets économiques, sociaux et (probablement) politiques durables. L’ampleur et la violence de la crise ont surpris le monde entier. N’épargnant aucun pays, elle a révélé les forces et les faiblesses de leurs systèmes nationaux. De nombreux gouvernements ont été contraints de confiner leurs citoyens, de contrôler leurs déplacements, de mettre à l’arrêt des pans entiers de leur économie, de fermer les frontières, déplacer des malades, improviser des réponses dans un environnement hautement imprévisible et volatile… Il faut rechercher du côté de la littérature de science-fiction pour retrouver de tels scénarios catastrophes.

Dans le même temps, la période a mis en lumière des capacités inédites d’adaptation du corps social. Des formes nouvelles de solidarité apparaissent, notamment du côté syndical, avec des propositions innovantes à l’instar de la FAQ (foire aux questions) spéciale Covid-19 de la CFDT, de la négociation nationale « télétravail », de l’intégration à l’agenda syndical du contexte de crise sanitaire avec le Pacte pour le pouvoir de vivre. Plus généralement, ce sont de nouvelles pratiques qui ont été imaginées sur le terrain pour maintenir l’activité syndicale, malgré tout.

La crise sanitaire, car elle bouscule le travail, menace l’emploi et aggrave les inégalités, place de fait les organisations syndicales en première ligne des acteurs concernés. Les différences entre les populations s’accentuent, selon qu’elles sont plus ou moins vulnérables, menacées par la crise. Certaines catégories ont par exemple particulièrement attiré l’attention des pouvoirs publics et des acteurs sociaux. Les jeunes notamment, qui voient leurs perspectives d’intégration professionnelle et leurs projets d’avenir suspendus aux évolutions du virus. Leurs multiples sociabilités, pourtant essentielles, sont empêchées. Les femmes également, qui ont remis sur le devant de la scène, de façon dramatique, la question des violences domestiques en contexte de confinement[1]. Moins sensible mais tout aussi inégalitaire, leur investissement dans le travail domestique s’est accentué avec le confinement, tandis qu’elles étaient également les plus mobilisées sur le front de la santé et des services[2]. Sur le plan économique, des secteurs entiers ont été mis à l’arrêt, en activité partielle ou à distance. La réorganisation, largement improvisée, du travail a de fait créé un nouveau dualisme. D’un côté, des salariés considérés comme pouvant télétravailler – bien que ces situations relèvent davantage d’un travail confiné que d’un réel télétravail –, et qui sont moins exposés au risque sanitaire. Plus souvent cadres, ils développent cependant de nouvelles pathologies et font face à de nouvelles difficultés, notamment en termes de conciliation des temps de travail et hors travail. De l’autre, les salariés des « activités essentielles » impossibles à réaliser à distance, et qui continuent d’assurer leurs missions en se sentant sacrifiés : personnel médical tout d’abord, salariés du commerce, des transports, fonctionnaires de police, etc. A leurs côtés, toute une partie de la population vulnérable, composée des travailleurs précaires, indépendants, des salariés les moins diplômés qui seront les plus concernés par les licenciements à venir. Enfin, la crise a révélé avec force les inégalités de logement[3]. Le dernier rapport de la fondation Abbé Pierre considère que 4 millions de personnes sont mal logées en France, auxquels s’ajoutent 12,1 millions de personnes « fragilisées par rapport au logement ». La région parisienne, au printemps, a perdu un peu plus d’un million de ses habitants. A l’automne, on estime qu’un français sur dix a quitté sa résidence principale[4]. Si tous ne sont évidemment pas de riches propriétaires de résidences secondaires, la question se pose de celles et ceux qui sont restés malgré eux faute de solutions de secours, mettant en lumière une autre inégalité, celle de la mobilité. Le confinement et la crise ont aussi mis à l’épreuve d’autres catégories, comme les personnes seules, encore plus isolées, et celles en situation de handicap ou de dépendance... Au final, le caractère exceptionnel de cette crise tient certainement au fait qu’elle affecte tout le monde sans distinction, femmes et hommes, jeunes et vieux, riches et pauvres, citadins et ruraux, sans exception… et pourtant avec des différences et certains plus que d’autres. La crise s’avère une expérience collective douloureuse, un moment historique partagé. Elle est aussi et surtout, malheureusement, une puissante machine à révéler et accentuer les fragmentations existantes du corps social.

Les premières enquêtes chiffrées, parues après le confinement du printemps, permettent de se faire une idée plus objective de la situation. Le site Clés du social reprend les résultats de l’enquête « épidémiologie et conditions de vie » pour indiquer que « plus le niveau du ménage est bas, plus la situation financière s’est dégradée. Les ménages avec enfants sont les plus touchés. La moitié des ouvriers et au moins un tiers des cadres déclarent être passés par le chômage technique ou partiel. Le télétravail a concerné 80% des cadres contre 35% des employés et 6 % des ouvriers. Les jeunes ont été bien plus exposés aux chutes de l’activité économique »[5]. L’Observatoire des inégalités suit également les effets de la crise sur les populations les plus fragiles. Au travers de plusieurs notes, il s’inquiète de l’accroissement des inégalités de revenu et de la pauvreté[6], avec une crise sanitaire ayant touché, au printemps, près de 20% des adultes[7]. Pour l’Insee, ce chiffre atteindrait les 25%, et se concentrerait sur les populations les plus vulnérables[8]. Enfin, un rapport de la Drees, consacré aux « inégalités sociales face à l’épidémie de Covid-19 » revient sur toutes ces dimensions : inégalités sociales, territoriales, conséquences en termes de santé mentale, de sécurité matérielle et physique, d’accès au numérique, d’éducation, etc[9]. En conclusion, le rapport souligne que « si les sous-populations susceptibles d’être fragilisées par cette crise et ses multiples aspects sont nombreuses, beaucoup des facteurs d’inégalités affectent en réalité les mêmes populations. Ces dernières sont associées à une « double » ou une « triple peine » face au Covid, souvent liée à l’impact du virus couplé à l’impact du confinement » (op. cit., p.33).

De façon brutale et inédite, la crise sanitaire a donc accentué et multiplié les différences, petites et grandes, entre les individus, les familles, les catégories sociales… Elle a agi comme une force de fragmentation et de division, orthogonale au projet syndical de développement des solidarités, de soutien des collectifs, de création et de promotion du lien et de l’égalité sociale. La crise sanitaire est une menace pour le collectif, la solidarité. Il faut donc, pour les organisations syndicales, redoubler d’efforts dans un contexte par ailleurs rendu difficile par les récentes réformes et, évidemment, la crise sanitaire qui limite les contacts et les regroupements.

Ce défi n’est pourtant pas nouveau. Il est même au cœur du syndicalisme moderne. Certes, la crise sanitaire que nous traversons est sans précédent, mais depuis le dix-neuvième siècle, les organisations syndicales ont toujours œuvré pour surmonter toutes les tendances à la division des travailleurs, à leur mise en concurrence, aux stratégies patronales de division du salariat, à l’individualisation et à l’égoïsme. L’une des raisons d’être du syndicalisme tient à son projet de défense des salariés pris dans leur ensemble, comme un collectif. Sous cet angle, la situation actuelle n’est donc qu’une variante nouvelle, certes dramatique et inédite mais pourtant très classique, d’une question syndicale ancienne. La maxime de Boileau – cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage – n’a jamais été autant d’actualité pour les militants.

Les tensions permanentes qui lient individus et groupes d’appartenance ont justement fait l’objet d’un ouvrage universitaire paru récemment aux éditions Teseo[10]. Le projet de l’ouvrage, amorcé avant la crise sanitaire, réunit une vingtaine de chercheuses et des chercheurs du laboratoire Lise du Cnam  autour du thème de la recomposition des collectifs de travail. Accessible gratuitement en ligne, il décrypte les tendances récentes qui affectent les mondes du travail à partir de nombreuses enquêtes de terrains. Ces dernières reposent la question du collectif – de sa possibilité, de sa pertinence et de ses effets – alors même que les politiques publiques, les entreprises et les évolutions sociales favorisent la figure de l’individu. Au fil des quinze chapitres de l’ouvrage, les auteurs abordent ces questions en traitant des dernières réformes du code du travail, des tendances suivies par les politiques sociales, des mutations du travail et de l’emploi. L’hôpital notamment, fait l’objet d’un chapitre qui met en lumière les logiques gestionnaires et la dégradation des conditions de travail des collectifs soignants, dont les conséquences ont été particulièrement visibles dans le contexte de crise sanitaire. Mais l’ouvrage traite d’une façon plus générale de la question de l’individualisation en s’intéressant aux multiples facettes d’une tendance complexe et ambivalente qui interroge les militants syndicaux au quotidien. Ainsi, les auteurs abordent les recompositions systémiques – réformes et politiques publiques – comme ce qui se joue dans les services, les ateliers, les entreprises, dans les services publics, et même dans des collectifs émergents comme les fablabs. Partout, ces collectifs doivent composer avec leurs environnements. Ils sont des supports de solidarités, d’identité. Les collectifs sont des ressources, des réponses opposées à une réalité qui expose chacun à l’isolement et à ses limites.

La crise actuelle nous a rappelé avec force à quel point les collectifs sont précieux pour éviter les affres d’un individualisme qui nous expose, chacun, chacune, au risque sanitaire. Gageons que les organisations syndicales, qui sont au premier rang de cette lutte, tireront les enseignements de cette période si singulière, pour davantage de solidarité et de collectif.

[1] www.lemonde.fr/societe/article/2020/03/30/hausse-des-violences-conjugales-pendant-le-confinement_6034897_3224.html.

[2] www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/08/aides-soignantes-caissieres-enseignantes-a-la-rencontre-de-femmes-en-premiere-ligne-dans-la-crise_6039079_3244.html.

[3] www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/10/promiscuite-moisissures-angoisses-financieres-les-mal-loges-a-l-epreuve-du-confinement_6036167_3224.html.

[4] Sondage Odoxa-CGI pour franceinfo et France Bleu, https://reporterre.net/Quitter-la-ville-en-periode-d-epidemie-un-privilege-de-classe, https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/10/14/comment-au-printemps-et-malgre-les-restrictions-de-deplacements-de-grands-patrons-ont-voyage-en-jets-prives_6055911_3234.html.

[5] www.clesdusocial.com/confinement-des-consequences-inegales-selon-les-menages.

[6] www.inegalites.fr/Pauvrete-et-inegalites-le-retour.

[7] www.inegalites.fr/Revenus-qui-est-touche-par-le-Covid-19.

[8] www.insee.fr/fr/statistiques/4801313.

[9] https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dd62.pdf.

[10] www.teseopress.com/lemondedescollectifs.