En quoi la crise favorise-t-elle de regarder le travail réel pour penser l’organisation de l’activité ?

Philippe Robert-Tanguy. La formidable énergie déployée par tous les acteurs lors du premier confinement et l’incroyable capacité de changement démontrée par tout le monde pourraient nous faire croire que la mise en place de transformations, de réorganisations n’est qu’une question de bonne volonté et que les démarches d’accompagnement au changement sont superflues. Cela nous rappelle surtout que face à la crise, tout le monde s’adapte. Cela conforte ceux qui pensent, à la suite de John Kotter[1], qu’il suffirait de construire artificiellement un sentiment d’urgence ou une « burning platform ». Or, heureusement, toute situation de changement, si elle est nécessaire, n’amène pas forcément à un sentiment de crise. Transformer les organisations, redéfinir les modes de fonctionnement, repenser les pratiques sont bien souvent nécessaires pour améliorer la réactivité de certains services ou mieux adapter certaines réponses. La crise peut conduire à des solutions rapides à l’initiative de quelques-uns auxquels les autres se joignent pour faire face à l’urgence sans toujours être satisfaits. Lorsque la solution se pérennise, il est important que tous les acteurs s’y retrouvent si on veut éviter des dysfonctionnements ou le retrait de certains. Repenser le temps long suppose de regarder le travail réel pour construire des pratiques professionnelles qui font sens pour les acteurs et qui soient efficaces pour les organisations.

Que penser des formes de coopération - notamment à l’hôpital - qui fonctionnent dans l’incertitude : est-ce durable ?

François Granier. Dans les hôpitaux et plus largement au sein de services publics et d’entreprises, des « collectifs » ont effectivement émergé. Ces processus ont pu surprendre certains observateurs convaincus que l’individualisation des activités, promue et mise en œuvre, par des cadres acquis aux principes du management néo-libéral s’était imposée définitivement. Cependant, tous ces « collectifs » n’ont pas les mêmes finalités, ni les mêmes promoteurs. Certains sont portés par des « professionnels de métier ». Faisant le constat que les règles en vigueur étaient inefficaces au regard de la situation de crise, ils ont su enrôler leurs collègues autour de valeurs cardinales : Priorité au malade vs. Respect des normes tarifaires, Accueil du public en télétravail vs. Fermeture administrative des locaux, etc. Dans cette configuration, des managers gouvernant avec la logique « Ordre et Contrôle » se sont trouvés temporairement hors-jeu.

A l’inverse, d’autres cadres de proximité ont su créer des « collectifs », notamment au plus fort des temps de strict confinement. Grâce à une maîtrise des outils digitaux, les échanges de bonnes pratiques entre pairs se sont développés. Ils ont favorisé de fait des processus d’autonomie au travail dans leurs équipes. Ainsi ont pu être administrées des procédures complexes dont la stricte gestion était cruciale pour leurs interlocuteurs : clients, citoyens, etc. Dans l’hypothèse d’un retour aux « temps ordinaires », ces « collectifs » peuvent-ils perdurer ? La reprise en main par des managers garants des normes gestionnaires n’est pas à exclure sauf à imaginer une cristallisation durable des valeurs de métier légitimées en outre par les bénéficiaires de leur travail. Quant aux « collectifs » impulsés par des managers convaincus de la pertinence de fortes coopérations entre pairs, ces derniers s’avèrent souvent fragiles. Résisteraient-ils au départ de leurs promoteurs ?

Ne voit-on pas émerger des situations de créativité et d’innovation ?

F.G. A la fin des années 1990, nombre de chauffeurs routiers arboraient des tee-shirts sur lesquels était écrit « On n’a pas des métiers faciles ! ». Cette initiative avait fait sensation, elle révélait au grand public les contraintes de leur emploi et notamment la quasi impossibilité d’articuler vie professionnelle et vie familiale.

Aujourd’hui, bien rares sont les métiers qui ne se rallient pas à cette interpellation. Néanmoins, les métiers regroupés dans les fonctions « Support » semblent plus particulièrement affectés par ces tensions entre activités prescrites explicitées dans des fiches de postes souvent lapidaires et la réalité des tâches accomplies. D’abord celles-ci ne sont guère identifiées par leurs collègues quand l’activité prévue est menée à bien. « Les trains qui arrivent à l’heure n’ont pas d’histoire » affirment massivement secrétaires et assistantes. Plus brutalement, certaines affirment : « Ici, on est les invisibles ». Ensuite, la réalité de leur métier s’incarne dans la gestion des imprévus, des événements non standardisés, des crises… Ces métiers sont alors placés sous le feu des regards des bénéficiaires de l’activité de leur univers de travail. Accueillir un client déçu, un administré en colère, génère charge mentale et usure psychologique. Etre au guichet, physique ou virtuel, expose ceux qui assurent ces fonctions à la grande majorité des dysfonctionnements sans qu’ils aient nécessairement les ressources pour les résoudre.

Enfin, lors de plans d’optimisation des coûts, ces emplois sont parmi les tout premiers à être remis en question. Non remplacements des départs, externalisation partielle, etc. conduisent à faire porter l’activité attendue sur des effectifs moindres. Cette logique ne vise pas seulement des emplois de comptables, de gestionnaires de locaux ou de véhicules, elle concerne aussi des cadres intermédiaires. L’éviction de certains d’entre eux, dans une logique de contraction des coûts, incarne les processus de réduction des échelons hiérarchiques des grandes entreprises comme ceux d’administrations publiques. Ces options gestionnaires génèrent mécaniquement une intensification du travail réel. Aussi, in fine, les personnels affectés à des fonctions « Support », exclus du « cœur de métier de l’organisation », vivent-ils dans la crainte de perdre eux-mêmes leur emploi.

En quoi les notions d’entreprise éclatée, libérée, d’organisation agile ou apprenantes font-elles sens aujourd’hui ?

Vincent Brulois. La notion d’entreprise libérée a fait florès depuis qu’elle est apparue en 2009 sous la plume d’Isaac Getz et Brian M.Carney[2]. Et depuis lors, l’air du temps est à un renouveau du participatif. J’en veux pour exemple l’accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail et l’égalité professionnelle, signé par les partenaires sociaux en 2013. Bien que non contraignant, cet accord encourageait notamment l’expression des salariés sur leur travail à travers des « espaces de discussion » (article 12, titre V). Matthieu Detchessahar[3] a prolongé cette idée en proposant le développement d’espaces de dialogue dans les entreprises, mais en appelant plutôt à une entreprise « délibérée ». Écart majeur entre les premiers et le second.

Pour Getz et Carney, cette entreprise libérée est une organisation dans laquelle les salariés « jouissent d’une liberté totale et ont la responsabilité d’entreprendre des actions qu’ils, et non leur patron, considèrent être les meilleures ». Mais ces actions sont encadrées par la mission de l’entreprise, elle-même définie par ce patron vu comme un « leader libérateur », cherchant à faire adhérer les salariés à sa vision. La formule est tentante mais le paradoxe est latent : la liberté est totale dans le cadre défini par ce leader, le dialogue est encouragé entre salariés mais absent entre le leader et les salariés. Le plus souvent, la recherche d’adhésion renvoie à un monologue plutôt qu’à un dialogue. Finalement, la libération dont il est question ici semble commencer par la liberté des salariés de suivre la vision de ce leader, sans discussion ! À cette représentation d’un salarié suiveur, Michel Crozier et Erhardt Friedberg[4] ont opposé il y a longtemps la représentation d’un salarié acteur, capable de s’adapter, de créer, d’inventer, mais aussi sachant faire preuve d’autonomie et de suivre son propre intérêt. Le fonctionnement d’une entreprise est donc le résultat de ces conflits d’intérêt, la « rançon » de son bon fonctionnement, la preuve qu’elle a réussi à mobiliser les salariés et « à obtenir ce bon vouloir sans lequel elle ne peut fonctionner convenablement ». Bref, le dialogue est à la base d’un fonctionnement sain de l’entreprise.

C’est ce que dit Detchessahar. Son idée d’une entreprise « délibérée » apparaît plus modeste, mais plus opérationnelle. Elle prône un management par le dialogue, structuré autour de la discussion, de la collégialité et de la subsidiarité, soit de nouvelles modalités de communication, de prise de décision et d’autorité. Celui-ci s’effectuerait dans des espaces de discussion, à objet unique (le travail et la possibilité laissée aux salariés de s’exprimer sur leur travail) et à objectif unique (la résolution de problèmes). Dans ce cadre contraint, il s’agit de co-construire une solution en laissant du pouvoir de penser, du pouvoir de débattre et du pouvoir d’agir aux individus qui sont les premiers concernés. Au fond, les salariés ne souffrent pas tant du travail lui-même que de ne pouvoir en discuter. Le salarié est bien un acteur, il souhaite discuter de son travail et des problèmes qu’il rencontre, au risque de se disputer, avec ses collègues, son manager en une « coopération conflictuelle » dirait Bruno Trentin (2012). Charge alors à l’entreprise, quelque soit le qualificatif qu’on lui accole, d’autoriser cette prise de parole et d’organiser des moments d’échange dans des espaces de discussion.

Ph. R.-T. Les entreprises qui favorisent l’autonomie des acteurs et la discussion sur le travail ont toujours créé plus d’engagement et de pouvoir d’agir comme l’ont montré de nombreux auteurs depuis une soixantaine d’années (voir par exemple Sainsaulieu, Tixier et Marty[5]). Certes l’autonomie et la responsabilisation des acteurs sont des ressources en situation normale pour avoir des organisations plus agiles, plus efficaces et surtout porteuses de sens pour les acteurs. Mais ce qu’a surtout démontré le premier confinement, c’est que face à la crise soudaine, à l’évènement radical et imprévu, tout le monde, acteurs individuels et organisations, est en capacité de s’adapter, de trouver des solutions créatives, de faire face. Si les organisations ont été plus ou moins en difficultés pour fonctionner, globalement peu ont été totalement bloquées ou empêchées. Elles doivent leur salut à l’engagement de leurs collaborateurs et managers qui ont fait preuve d’initiatives et de créativité pour trouver des alternatives en quelques jours : démontage des  ordinateurs fixes dans les bureaux pour les emmener à domicile pour des salariés non équipés de solutions nomades, mise en place de protection des personnels de contact avec des films plastiques ou des plaques de plexiglas dans les magasins, mise en place de réunions virtuelles…

La prise d’initiative a souvent été beaucoup plus efficace que la bureaucratie. Hormis les grandes entreprises habituées à gérer des crises notamment liées aux incidents techniques ou météorologiques, beaucoup d’entreprises ont eu des difficultés dans la mise en place de leur PCA (plan de continuité d’activité). Ceux-ci sont conçus sur la base d’événements et de scénarios, or la pandémie était un impensé, et un certain nombre d’entreprises ont essayé de jouer des scénarios non adaptés, sur une situation inconnue. Un dirigeant d’une grande banque me confiait pendant le confinement que les moins agiles avaient été les équipes en charge des PCA, trop focalisées sur la recherche d’application de règles inadaptées.

Si la créativité a été fortement sollicitée, qu’en est-il de l’innovation ? Beaucoup d’idées et de solutions créatives se sont largement diffusées au plus fort de la crise. On a ainsi vu de nombreuses innovations sociales, organisationnelles, techniques et technologiques. Si certaines sont restées, une grande partie a été abandonnée avec un retour plus ou moins à la normale. Le deuxième confinement est en cela intéressant du point de vue du fonctionnement des organisations. L’engagement et l’enthousiasme des collaborateurs semblent moindre. Il est certes plus éprouvant du fait de la répétition, du climat automnal, d’une perspective d’un temps compliqué long, mais l’autonomie et la créativité des collaborateurs ont également moins de place. La logique organisationnelle est revenue en force : la situation n’est plus inédite et soudaine, les services reprennent la main avec des règles et des outils institutionnels.

Enfin, on peut douter du développement des organisations apprenantes. A la suite de Chris Argyris et Donald Schön[6], on peut considérer qu’une telle organisation dispose de modes de fonctionnement permettant à l’organisation elle-même de progresser, d’évoluer, de corriger ses dysfonctionnements. Cela suppose notamment une capacité d’analyse critique et de retour d’expériences. Si beaucoup d’entreprises ont consacré une séance de leur comité de direction ou ont incité les équipes à faire une réunion pour échanger sur le premier confinement, peu d’organisations ont réalisé et documenté un véritable retour d’expériences. Pour être pertinent, celui-ci suppose de chercher à comprendre ce qui s’est passé (bien ou mal), en se repositionnant dans les circonstances du moment (plutôt que de réécrire l’histoire au regard des enseignements actuels), sans vouloir trouver des responsables ou des coupables. Début novembre, un dirigeant d’un groupe industriel me disait ainsi que les membres du Comité de direction avaient beaucoup appris du premier confinement, tout en prenant conscience que sans analyse collective et capitalisation, il n’y avait eu aucun apprentissage collectif.

En quoi l’intervention sociologique, qui demande du temps, est-elle légitime dans cette période d’urgence pour comprendre les organisations ?

Ph. R.-T. L’apprentissage dans les organisations demande du temps, que cet apprentissage soit accompagné par une intervention sociologique ou par d’autres formes d’accompagnement. Ce qui prend du temps, ce n’est pas la démarche d’accompagnement, c’est le processus d’appropriation. Certaines méthodes voudraient parfois faire croire à une accélération du changement ; certes certaines techniques peuvent provoquer des prises de conscience et apprentissages plus ou moins rapides, mais il faut faire attention à ne pas être pris par certaines illusions. Beaucoup d’approches rapides se focalisent soient sur les structures – or un changement d’organigramme, de procédures, d’outils… ne suffit pas à produire un apprentissage de nouveaux comportements ou pratiques – soient sur la formation des acteurs – or il y a un écart entre la formation comme moyen et l’apprentissage comme processus au niveau des acteurs.

Ensuite, il ne faut effectivement pas confondre les moments. Dans les périodes d’urgence, peu d’interventions sont légitimes. Face à une crise radicale et soudaine comme celle que nous vivons, les réponses aux problèmes nécessitant une urgence viennent soit des experts (ceux apportant une réponse a priori appropriée sans avoir besoin de passer par le diagnostic de la situation), soit des acteurs eux-mêmes par leur connaissance du contexte et du métier, et par leur créativité. En revanche, on peut avoir le sentiment d’être dans une urgence permanente (et épuisante), mais celle-ci n’est pas toujours une évidence. L’urgence c’est la réponse immédiate à un besoin soudain. Certains métiers sont dans l’urgence (ils n’interviennent que sur l’aléa), mais ce n’est pas le cas de la grande majorité. Après l’urgence, il est important de prendre le temps de comprendre ce qui s’est passé, d’en tirer des enseignements, de s’approprier de nouvelles pratiques ou d’y renoncer volontairement. A partir de la mi-juin par exemple et jusque fin-septembre, certaines organisations ont pris ce temps pour l’analyse et la réflexion stratégique. Après la surprise du second confinement et la mise en œuvre de modes de fonctionnement appropriés, dans beaucoup d’entreprises, le rythme n’est plus celui de l’urgence et peut laisser du temps à une réflexion plus pérenne.

Le regard du sociologue peut aider dans la mesure où il permet de prendre du recul, de comprendre ce qui se joue au-delà de simples constats, de sortir d’une logique d’héroïsation ou de culpabilisation de certains individus pour identifier ce qui dans le contexte favorise les solutions gagnantes ou perdantes, souvent indépendamment de la volonté ou de la conscience des acteurs. Mais au-delà de son observation pertinente mais non suffisante, le sociologue est utile lorsqu’il prend réellement part à la modification du système. Cela suppose qu’il éclaire les acteurs, qu’il construise avec eux, qu’il négocie, qu’il renonce parfois à un idéal-type, mais surtout qu’il accepte de tester avec les acteurs des solutions pragmatiques. Malheureusement, beaucoup de sociologues prennent le temps long de la compréhension, mais refusent cette « compromission » avec la gestion et les finalités organisationnelles, ce qui peut desservir le regard porté sur l’utilité de la sociologie.

Agir, c’est donc improviser avec méthode ?

F.G. L’aphorisme « Doucement, nous sommes pressés » prêté au maréchal Lyautey à son Etat-Major au Maroc en 1912 ou encore lorsque Winston Churchill demandait régulièrement à son chauffeur « Roulez doucement, je suis pressé » implique de savoir écouter ses interlocuteurs et disposer d’un état des lieux régulièrement actualisé. « Doucement » ne doit pas être ici entendu comme synonyme de lentement mais comme « avec prudence ». La sociologie et plus largement les sciences sociales sont ici précieuses. Elles ont vocation, grâce à la complémentarité de leurs regards, à aider les acteurs à discerner les étapes d’un chemin, voire à identifier un projet partagé. Chacun fait le constat que les univers de travail contemporains se caractérisent par une extraordinaire intrication des liens sociaux. Marqués du sceau de la complexité, ils évoluent en outre dans des environnements où l’incertitude est une quasi règle. Dès lors, il est vain d’espérer agir en se référant à une procédure préétablie avec soins. Agir, sans cartes, sans compas ni boussole conduit plus que jamais à d’amères désillusions.

Est-ce la revanche des fonctions qui supportent le travail ?

V.B. L’avenir nous le dira. En revanche, on a pu constater de quelles façons le passage en mode confinement au printemps dernier a mis au premier plan les fonctions dites support des entreprises comme les ressources humaines et la communication interne. Pour le moins, la première a dû organiser en urgence le maintien de l’activité pour les salariés dits essentiels, la mise en travail à distance (plutôt que télétravail)[7] des salariés moins essentiels, et la mise en chômage partiel de ceux qui ne pouvaient pas l’être. Quant aux communicateurs, ils ont dû faciliter dans un premier temps la mise à disposition et l’apprentissage d’outils pour échanger et se réunir, puis penser dans un second temps de nouvelles modalités de relation entre des individus dispersés et inquiets afin de conserver le lien malgré la distance. Tout le monde a redécouvert finalement que travailler c’est communiquer, que le travail est tout autant collectif qu’individuel.

Les deux fonctions ont donc été à la manœuvre ! Par nécessité et plutôt avec efficacité. Il y a peu, l’ANDRH s’intéressait aux possibles évolutions de la fonction dans un rapport prospectif[8]. On y lisait notamment que, pour s’adapter à un monde de plus en plus incertain, l’entreprise se devait d’en appeler, bien plus qu’aujourd’hui, à la capacité des salariés à faire face, à être des acteurs innovants et non plus des ressources vivantes mais non pensantes, en capacité de participer à une « démarche partenariale reposant sur la création de réseaux de confiance verticaux et horizontaux ». À participer, j’ajoute donner ; car, quand on y regarde de près, on s’aperçoit le plus souvent que les salariés ont une farouche volonté de participer et de donner : donner est un moyen d’échanger avec autrui et d’exister, en temps qu’individu, dans l’entreprise. Encore faut-il que les entreprises reconnaissent ce don, ce qui n’est pas gagné car « le management par l’amont interdit de donner » nous prévient Norbert Alter[9]. Il est donc temps de changer de paradigme. En communication interne, l’AFCI y travaille depuis longtemps, proposant à ses adhérents de s’intéresser au travail et à la relation[10] bien plus qu’au message et à l’image, de retrouver du sens par les SHS[11]. Qu’on le veuille ou non, l’entreprise est encastrée dans la société. Il lui est demandé de définir sa raison d’être et les communicateurs en sont parties prenantes. Dans ce nouveau contexte, issu de la crise sanitaire, apparaît l’idée qu’il s’agit d’être plus que jamais en « résonance » avec le monde pour reprendre Hartmut Rosa[12], c’est-à-dire de construire une « relation au monde réussie ». Pourtant, aujourd’hui, il constate que notre travail (quand on en a un) « ne nous dit plus rien ». Être en résonance, c’est alors retrouver du sens et de la fierté, de la vie et de l’envie, de la relation et du dialogue. Beau programme pour deux fonctions supports essentielles !

Quels sont les penseurs à (re)lire dans cette crise ?

V.B. Vaste question ! Je peux essayer d’y répondre en partie à l’aune du poste qui est le mien (enseignant-chercheur) et du regard qu’il me permet de poser sur les étudiants que je côtoie et les praticiens que je rencontre. Par exemple, lors d’un entretien, un directeur de la communication a eu ce propos, sorti comme un cri du cœur : « L’entreprise, c’est compliqué, c’est violent et ça va vite ! ». Formule très intéressante car elle rend visible un modèle d’analyse sociologique – le modèle Structure-Interaction-Culture – pensé par Renaud Sainsaulieu et son équipe[13] dans le cadre d’une sociologie de l’entreprise. Il montre toute la complexité qui touche la structure et l’organisation de l’entreprise, toute la violence qui sourd des relations individuelles de travail et du fonctionnement quotidien, toute la vitesse à laquelle se succèdent les changements, s’impulse le mouvement, bouleversant cultures et identités dans l’entreprise. Incontestablement, la sociologie m’est donc utile, ainsi qu’à mes étudiants, pour comprendre l’évolution de la communication interne (mon sujet de recherche) et la professionnalisation de ses praticiens.

Les sciences de l’information et de la communication (SIC) – ma discipline – aussi bien évidemment. Parmi d’autres, un chercheur comme Yves Rinkin[14], partisan d’une anthropologie de la communication, s’inscrit dans le modèle précédent en insistant sur la « performance de la culture » (dans le sens de performer, faire advenir), privilégiant ainsi la relation dans la communication entre individus en lui redonnant une épaisseur culturelle. Je citerai enfin la philosophe Cynthia Fleury[15] et notamment son livre sur le courage qu’elle identifie à une « force motrice », mais aussi à une « vertu opérationnelle » qui met en mouvement. Y est associé un langage du courage, le « dire vrai », qui favorise encore la discussion par le sens critique. Bref, penseurs de la relation et du lien, ils mettent en avant le dialogue comme la dispute, le courage d’exercer un certain sens critique.

Par mes entretiens, j’ai pu observer que les communicateurs sont en demande de savoirs au moins autant que de savoir-faire. Cela est compréhensible. Aujourd’hui, tout le monde communique ! Et le praticien ne peut plus se contenter du rôle de fournisseur de contenus pour des dispositifs numériques pléthoriques. Cette activité de production et de transmission, considérée par eux comme leur sale boulot pour reprendre l’expression de Hughes[16], ne doit pas cacher l’activité de lien qu’est la communication. Expliquer ne suffit plus, il faut s’expliquer, favoriser ainsi une communication interne comme processus de construction sociale de l’entreprise. Au-delà de cet exemple, apparaît en tout cas la nécessité de former mes étudiants aux SHS. Aux sciences de l’information et de la communication, pour comprendre de quelle façon la communication n’est pas seulement un processus de transmission d’informations mais surtout un processus de construction de l’organisation. A la sociologie, pour comprendre que le salarié est un être agissant et non un être passif que l’on peut faire adhérer à n’importe quel changement. A la psychologie, pour comprendre que le salarié est un acteur mais aussi un sujet qui est capable d’engagement (ou pas) en fonction de ce qu’il est, de ce qu’il fait, du sens qu’il donne à son action et de l’intérêt qu’on lui porte. Bref, moins que des auteurs précis à lire ou relire, c’est à l’ensemble des sciences humaines et sociales qu’il faut s’intéresser. Elles permettent de comprendre, de trouver du sens par soi-même.

[1] Leading Change, Harvard Business Review Press, 2012. [2] Liberté & Cie, Flammarion, 2012 (1ère éd. américaine 2009). [3] L’Entreprise délibérée : refonder le management par le dialogue, Nouvelle Cité, 2019. [4] L’Acteur et le système : les contraintes de l’action collective, Seuil, 1977. [5] La Démocratie en organisation, Librairie des Méridiens, 1983. [6] Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode, pratique, DeBoeck, 2001. [7] La revue Sociologies pratiques fait le point sur cette question dans son n°43, à paraître en 2021.[8] « Les scenarii prospectifs des métiers des RH », 2017. [9] Donner et prendre : la coopération en entreprise, La Découverte, 2009. [10] Voir son « Livre blanc, Parole au travail, parole sur le travail », 2017. [11] Voir sa formation courte dédiée aux SHS depuis 2010. [12] Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018. [13] Les Mondes sociaux de l’entreprise, Desclée de Brouwer, 1995. [14] Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Seuil, 2001. [15] La Fin du courage, Fayard, 2010. [16] « Les honnêtes gens et le sale boulot », Travailler, 2010, vol.2 n°24, 21-34 (1ère éd. Good People and Dirty Work. Social Problems, 1962, vol.10, n°1, 3-11).