La crise sanitaire nous a mis face au sens de notre travail. Nous avons tous ressenti durant les confinements et le retour au bureau si nous étions plus ou moins indispensables à la société et si notre activité pouvait se faire plus ou moins à distance des autres. Il n’est pas étonnant que la réforme des retraites ait été accueillie avec incompréhension, puisque celle-ci impose de travailler plus longtemps tout en éludant volontairement les conditions de l’activité elle-même. Nous avions besoin à la sortie du Covid d’un débat sur le travail d’autant que l’élection présidentielle avait été accaparée par la montée des populismes et l’agression russe. Le dernier débat datait du début des années 1990 lorsque Dominique Méda, Jeremy Rifkin ou Alain Supiot, pour ne citer qu’eux, interrogeaient le déclin de l’emploi dans la production, autrement dit la société salariale. Nous sommes incités à redécouvrir la valeur-travail dans sa singularité subjective (voir par exemple le livre de Jacques Le Goff, Le retour en grâce du travail, 2015), pour le meilleur de la construction de soi et pour le pire de l’autonomie contrariée. En miroir, le succès de l’américain David Graeber Bullshit jobs (2018) dit quelque chose sur l’aliénation marxiste décrivant les ouvriers dans les usines désormais remplacée par celle des employés du tertiaire. L’anthropologue décrit des fonctions qui, en entreprise, seraient sans utilité réelle et sans intérêt.
1. Une évidente polysémie
Le débat sur le sens du travail doit être vu comme le prolongement de celui apparu plus tôt sur la financiarisation de la gouvernance qui pénètre loin les organisations de travail et qui a pour conséquences de le rendre invisible, parcellisé, codifié, et de plus en plus intense. En somme abîmé et invisibilisé. Pour brouiller les pistes, nous confondons souvent et sans le vouloir le travail et l’emploi car le débat public est dominé, à juste titre, par le chômage, les conditions de travail, son coût et l’importance supposée de la codification. C’est une représentation lointaine de l’activité : l’emploi, qui précise un statut et délimite son champ, ne dit rien ou presque du travail réel. Les Anglais ont d’ailleurs plusieurs mots : work, job (ou employment) et labour. En allemand, on distingue Arbeit et Beruf, voire Werk. Le mot « travail » signifie dans le langage courant aussi bien l’activité, le statut, l’action, l’effort, la vocation, le métier, le collectif, mais aussi le lieu, etc. Derrière l’étymologie une évidente polysémie apparaît. De même, le mot « sens » indique-t-il trois sens du travail. Ils sont illustrés par la parabole des tailleurs de pierre – que le lecteur trouvera en ligne – intéressante par sa notoriété et le caractère inconnu de son origine. On distingue, sans aucune hiérarchie, (1) la sensation de travailler : le premier tailleur de pierre parle de son travail en indiquant qu’il casse un caillou. Il décrit une tâche, un savoir-faire et ce qu’il ressent. Il y a de la faculté et du sensoriel. Une caissière dirait qu’elle saisit des prix et accueille des clients ; (2) l’orientation : le deuxième indique qu’il fabrique un mur. C’est le travail prescrit, ce qui est attendu et qui donne une direction à ce qui est fait, un objectif. Un livreur dirait que son travail consiste à livrer des pizzas avant d’indiquer comment et qui correspondrait à une tâche ; (3) la finalité : le troisième parle de bâtir une cathédrale, c’est pour lui la signification profonde de ce qu’il fait, la cohérence entre lui et le travail, entre son travail et la société. Je travaille pour gagner ma vie, pour aider les autres, pour changer le monde, etc.
Tout le monde travaille, même les consommateurs quand ils montent une armoire Ikea, se servent à la station d’essence, gèrent en ligne leurs comptes clients, passent une commande sur Booking. Des entreprises déportent en effet une partie de leur activité sous couvert de liberté individuelle. Les internautes travaillent quand ils font des requêtes sur Google ou utilisent une plateforme gratuite, les données personnelles ayant acquis une valeur économique phénoménale. Les bénévoles travaillent quand ils s’engagent dans une association. Les grands-parents travaillent quand ils gardent leurs petits-enfants. Des centaines de bénévoles travaillent quand la France organise les JO ou que le Puy-du-Fou se donne en spectacle.
Ce qui nous intéresse ici est cependant le travail en tant que valeur économique. Nous avons lu une sélection d’ouvrages et de notes qui inspirent librement cet article. Le livre de l’historien Olivier Grenouilleau L’invention du travail (Cerf, 2022) permet de situer la représentation dans une perspective chronologique. Une note de Jacques Freyssinet « Le travail, une valeur ? » publiée par l’Ires (février 2022) mais passée malheureusement sous les radars médiatiques est également passionnante ; c’est le regard de l’économiste. Ainsi que celle de Thomas Coutrot et de Coralie Perez (« Quand le travail perd son sens ») à partir des enquêtes publiques sur les conditions de travail (Dares, Document d’études no 249, août 2021) et qui a fait l’objet d’une édition au Seuil (2022). Trois articles très porteurs ont complètent ces ouvrages : « Travail instrumental et travail expressif. À quelles conditions le travail peut-il revêtir une valeur pleinement positive ? » de Pierre-Michel Menger (Qu’est-ce qu’un régime de travail réellement humain ?, Hermann, 2018), « Qu’est-ce que le sens du travail ? » de Caroline Arnoux-Nicolas (Donner un sens au travail, Dunod, 2019) ainsi que « Le sens du travail » d’Hubert Faes (Transversalités, no 120, oct.-nov. 2011). Il ne s’agit pas d’une bibliographie mais d’un choix de textes sélectionnés pour la diversité des disciplines et de leurs auteurs ainsi que la cohérence, certes subjective, de l’ensemble.
Avant d’aborder le sens du travail tel qu’il est pensé aujourd’hui, notamment par les philosophes contemporains et les disciplines qui ont émergé au xxe siècle, voici à grand trait les lignes des représentations du travail dans notre imaginaire collectif, de la Bible aux Lumières.
2. La Bible fait du travail le propre de l’Homme
Situons le travail comme le propre de l’Homme. Les abeilles travaillent, mais ce qui nous intéresse est l’activité humaine. À l’échelle de la vie sur Terre, le travail ne pèse pas grand-chose tout en étant au centre de la transformation de la nature. En somme, le travail marque l’entrée de l’Homme dans l’Histoire. C’est ce que dit la tradition biblique. Dans la Genèse, les premiers hommes sont chassés du Paradis terrestre qui représente la nature en équilibre et la vie humaine en harmonie. Voyons-y un symbole de l’envoi sur Terre. Ce passage est en effet marqué par la mise au travail d’Adam et Ève, avec une dimension rédemptrice qui est une marque de confiance de Dieu, les ayant faits à son image. Quittons l’exégèse de comptoir qui réduit le travail à un châtiment, dans une vision doloriste de la vie humaine. Gagner son pain « à la sueur de son front » et « enfanter dans la douleur », c’est indiquer que le travail est le propre de l’espèce humaine car l’effort conscient, plus ou moins consenti, plus ou moins difficile, le distingue des autres espèces. L’Homme entrant dans le monde est un travailleur. Il y a certes une ambiguïté entre effort et accomplissement, mais c’est une marque de liberté à l’égard de Dieu. L’Homme est capable de surmonter les épreuves, de dominer la nature pour en vivre, et le travail est la participation à l’œuvre de la Création. Dans la religion révélée, le travail n’est ni une malédiction, ni une rédemption, ou bien les deux à la fois.
3. L’Antiquité idéalise l’Homme libre et indépendant
Les premières traces philosophiques ne disent pas autre chose. Le travail n’est pas banni en soi : dans la mythologie, les dieux eux-mêmes travaillent. C’est le travail contraint et dur qui l’est, étant réservé à des esclaves considérés comme non-citoyens. Les philosophes grecs pensent la Cité et donc le travail dans la Cité. Les Grecs théorisent le mépris du travail manuel en ce qu’il est nécessaire, épuisant pour l’esprit et qu’il favorise une dépendance vis-à-vis d’autrui. Le citoyen grec est appelé à s’élever par la connaissance, la contemplation et la créativité. Pour Aristote, les artisans et les marchands ne peuvent être pleinement vertueux mais Platon honore les inventeurs, les poètes et les artistes. Les Grecs distinguent les tâches convenables pour un homme libre de celles qui ont un caractère servile. L’idéal grec est celui de l’homme indépendant. La plus noble tâche est appelée « loisir », qui n’est pas du travail mais une activité. Le loisir est le travail choisi, le bonheur est une activité, le loisir n’est pas le consumérisme d’aujourd’hui mais l’engagement citoyen pour la cité. Cet idéal se nomme « praxis » (action) théorisé par Aristote, c’est-à-dire comme activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques mais d’abord choisies librement par l’homme et qui ne produisent aucune œuvre. Seul compte l’usage (« chresis ») des objets plutôt que leur fabrication (« poésis »). Aristote distingue ainsi le faire et l’action, qui sont les deux sens de l’« ergon » à la fois le résultat d’une activité productive, son usage et l’activité elle-même. L’action au sens strict est en opposition au « faire », à la fabrication.
Les Romains ont la même représentation du travail : le mot « labor » signifie à la fois la souffrance subie et l’effort nécessaire. Cicéron compare le salaire à la servitude, Virgile distingue mais ne dissocie pas l’« opus » (l’œuvre) de l’effort, et le loisir civique est encouragé à Rome. Ainsi les Anciens ne condamnent-ils pas le travail. Le mot grec « skholé », comme le latin « otium », signifie d’abord décharge d’activité politique et non pas simplement loisir, bien que les deux termes servent à désigner l’exemption de travail. Ils indiquent toujours une condition affranchie des occupations et de soucis. Ce rapide panorama parle au travailleur aujourd’hui. Tous les grands principes du sens au travail sont décrits dans la philosophie antique.
4. Le Moyen Âge façonne une société par le travail
Si nous pouvons nous projeter dans l’imaginaire biblique et philosophique, resituons la question en proximité avec notre histoire sociale. Bien avant les Temps modernes, le travail structure la société dès le Moyen Âge, et devient une valeur chrétienne. Le déploiement de communautés monastiques précise l’articulation entre le travail manuel et la contemplation. Dans le Nouveau Testament (la Genèse étant dans l’Ancien), le mot grec qui désigne le travail le plus utilisé est « ergon » qui désigne à la fois le travail-effort et l’œuvre d’accomplissement. Fidèle à cette tradition, saint Augustin indique que le travail et la prière ne s’excluent pas. Il s’oppose à des traditions d’un monachisme un peu aristocratique qui valorise la sagesse contemplative. Pour lui, Dieu invite l’homme à s’élever par le travail. Il n’oppose pas l’« opus dei » (l’œuvre de Dieu) au « labor » mais prend une distance avec la pensée antique du loisir des Anciens (l’« otium » et la « skholé », donc). C’est de là que vient l’empreinte d’une représentation du travail « effort » avec l’utilisation un peu trop banale aujourd’hui de la racine « tripalium ». Distinguons l’effort de la pénibilité, la paresse de l’oisiveté. L’ascétisme de la règle de saint Benoît y répond par l’articulation méditation-repos-travail, associant le travail manuel et celui… de l’esprit.
L’influence de l’Église participe au dessin de la société. Le Moyen Âge définit la complémentarité entre trois types d’acteurs et de travaux : les « oratores » (religieux), les « bellatores » (chevaliers et mercenaires), les « laboratores » qui assurent la subsistance. Chacun travaille à sa manière, personne n’échappe à l’obéissance à Dieu, même s’il y a exploitation et inégalité entre les ordres. Mais l’imaginaire social est bien celui d’une certaine complémentarité, d’une répartition des forces. Une idée d’éthique propre à chacun des ordres est posée, mais l’encadrement religieux du monde du travail demeure. Aucun métier ne fait obstacle au salut et le Moyen Âge est décrit par les historiens comme une société du travail qui valorise tous les travailleurs. L’art représente très souvent le savoir-faire qui se développe au-delà des champs avec des représentations du travail manuel des ouvriers. L’époque est à la fois au développement des échanges et au regroupement dans les villes qui favorisent les artisans. Les invasions barbares développent l’imaginaire du guerrier équipé par des forgerons. Le concept de travail est celui que nous connaissons dans une société d’échanges et en développement : il définit l’activité, le risque et la nécessité d’être récompensé et valorisé. C’est également la structuration de l’alternance des temps de travail et de repos, de la nécessité de récupérer des forces, avec notamment l’importance du dimanche et de nombreuses fêtes pastorales. Ainsi que le développement des corporations de métier, d’organisations professionnelles et de revendications collectives face à la pauvreté. Désormais, le travail, par l’importance des échanges et des codes moraux, façonne la société.
5. Les Lumières font du travail une question publique
Cette société, à la fois très structurée et très inégalitaire, est questionnée bien en amont des Lumières. Les philosophes de la fin du Moyen Âge (Thomas More, Érasme…) posent le principe de « l’utopie » comme promesse moderne et affranchie de l’ordre moral de l’Église. Pour eux, tout le monde doit travailler : il n’y a pas de noblesse qui vaille, l’esclavage et le servage doivent être abolis. C’est l’heure de la Réforme qui fait évoluer l’Église et le capitalisme. Avec Luther, la profession devient vocation (« Beruf ») et le travail un devoir à accomplir, une réponse à l’appel divin. Chez Luther, la vocation est à la fois l’appel de Dieu et la tâche imposée. Dans son commentaire de la Genèse, Calvin souligne que les hommes sont créés pour s’employer à faire quelque chose et non pour être paresseux et oisifs. La vocation transcende l’existence et l’éthique protestante assume le développement économique. Signe distinctif de l’ascèse romaine, la réussite matérielle n’est plus perçue comme un obstacle au perfectionnement de l’âme et le commerce est bon. Le travail s’affirme comme une question publique dans le sens où le travail est pensé, représenté comme un enjeu non plus seulement individuel mais d’utilité publique et économique.
Des philosophes des Lumières défendent l’idée d’un travail partagé par tous et valorisé dans toutes ses dimensions, d’autres considèrent que le travail n’est pas digne pour certains. Pour Mirabeau, par exemple, le travail est le moteur de la société qui doit être accessible car il fonde l’ordre social. Il émerge ainsi un « droit au travail » indiquant que la Nation doit fournir un emploi car le marché ne le fait pas naturellement. Il faut comprendre la loi Le Chapelier (1791) qui interdit les groupements professionnels ainsi : la suppression des corporations est l’affirmation d’un État social, garant de la liberté individuelle. Pour Rousseau, le travail est aussi un devoir moral individuel, dans une tradition tout à fait chrétienne mais appelant à se méfier du monde productiviste. Il se place dans l’idéal du travail partagé par tous, rejetant l’oisiveté contraire à la société. Il prône d’apprendre un métier et de ne pas se satisfaire de ses seuls talents naturels. On connaît également la citation de Voltaire pour lequel « le travail éloigne de nos trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». C’est une foi en l’Homme plutôt que dans la société marchande, celle d’un ordre naturel par une association libre. Enfin, pour Adam Smith, ni état de nature ni domination de l’État. Il faut penser une division du travail, nécessaire pour accroître les échanges entre les hommes et enrichir ce qui est produit. Il est le premier à penser les interactions entre le travail individuel, plus ou moins choisi, l’organisation de la société et le progrès social. Une « main invisible » permet de dépasser les intérêts personnels et de les articuler pour bâtir une société harmonieuse. Le travail fonde la société. Le travail devient le moteur des échanges sociaux et de la prospérité, à condition de le partager.
À suivre : « Le sens du travail aujourd’hui », revue Cadres n°498, octobre 2023.
Illustration libre de droits : les 3 ordres au Moyen Âge