Le travail à distance (sous la forme du « télétravail permanent confiné ») est apparu comme une mesure importante pour prévenir le risque d’infection au Coronavirus Sars-Cov 2. Selon toute vraisemblance, ce mode d’organisation du travail perdurera au-delà de la menace épidémique. Même si le recul manque, il importe de circonscrire les enjeux et les impacts potentiels sur les conditions de travail et le fonctionnement des collectifs de cette mesure qui se voulait au départ transitoire. C’est d’autant plus nécessaire que les mesures de confinements constituent certainement un accélérateur du travail à distance. Un changement d’échelle s’opérera et s’il appartiendra aux acteurs de négocier les modalités d’application de ce travail à distance, en fonction des contextes spécifiques, une appréhension systématique des impacts de celui-ci sur l’entreprise et les conditions de travail est nécessaire. L’objet de ce court article n’a d’autre ambition que d’alimenter un débat qu’il faut développer dans les mois et les années qui viennent.

1. Une mesure qui se généralise ?

La justification et la promotion du télétravail ne sont pas des intentions nouvelles. En 2001, le chercheur Alexandre Largier[1] constatait que cela faisait déjà 30 ans que celui-ci était discuté et promu par un certain nombre d’acteurs (consultants, sociologues, rapports publics d’expertises, etc.). Il s’agissait alors, un peu comme maintenant, d’en faire un instrument de « réforme sociale », de le présenter comme une mesure qui va de soi dans un contexte de modernisation technologique (le numérique et les réseaux) et de revendications sociales combinant autonomie professionnelle et adaptation aux situations vécues par les individus. La crise du Covid aura certainement pour avantage d’installer le travail à distance comme un recours habituel. Avant la crise, seul 3% des salariés le pratiquaient au moins un jour par semaine[2]. Pendant le premier confinement, plus de 7 millions de salariés s’y sont astreints avec plus ou moins de bonheur. Le second confinement a l’avantage de ne plus prendre les télétravailleurs par surprise. Certains se sont équipés (mobiliers, espaces, etc.) et l’ouverture des écoles fait moins peser le poids de la conciliation entre les activités scolaires et de travail. Toutefois, avec la prolongation des mesures sanitaires pour une durée plus ou moins longue, le travail à distance devrait se généraliser pour un nombre important de salariés. Il sera sans doute impossible de revenir à une situation ex ante. Dès lors, dans un avenir prévisible, un nombre conséquent de salariés effectueront leurs journées de travail à domicile ou dans des lieux alternatifs (tiers-lieux, co-working). Cette situation hybride fera coexister des salariés à distance et d’autres en présentiel dans une proportion diverse. Il revient évidemment aux accords d’entreprises de fixer des limites (deux jours ou trois jours) et de préciser les modalités des moments en présentiel pour ne pas contribuer à la dislocation des collectifs. Nul doute aussi que ce contexte mettra les managers de proximité sous tensions : ce sont eux qui vont devoir organiser les modalités de cette hybridation des formes d’organisation. De plus, de loin en loin, il est aussi possible que les configurations de « la vie de bureau » telles qu’elles se sont développées depuis les années 50 soient affectées en profondeur par cette évolution. Les entreprises pourraient vouloir revoir les espaces dont elles disposent et ajuster plus finement une présence réduite avec le taux d’occupation des locaux. Les solutions pourraient-elles alors venir d’expérience comme le « flex office », le « desk sharing » ou encore comme la modulation des espaces en fonction des besoins d’équipes restreintes et temporaires ? On le voit, cette évolution n’est pas sans poser des questions fondamentales aux équipes syndicales et aux négociateurs.

 

2. Les avantages du télétravail

Les avantages du télétravail sont de plusieurs ordres que ce soit pour les salariés ou les entreprises. Pour les salariés, le télétravail représente souvent un progrès ; il est perçu comme un avantage concédé par l’employeur et une revendication légitime. Il faut dire que le télétravail comporte de nombreux avantages : plus besoin de se déplacer pour aller au travail, souplesse des horaires, absence de la hiérarchie et retrait de situations difficiles, etc. Il permet théoriquement de mieux concilier les sphères domestiques et professionnelles et d’entrecouper, par exemple, des tâches ménagères, de soins des enfants ou des aînés et le cours des activités de travail. Le télétravail permet ainsi une grande flexibilité dans l’articulation entre les différents domaines d’activité. Certaines contraintes peuvent ainsi être amoindries et une meilleure conciliation entre la vie professionnelle et personnelle peut émerger.

Mais outre cet aspect, le télétravail peut apparaître comme un remède à l’éparpillement[3] et favoriser l’efficacité productive. Soulagé de la présence des collègues et des managers, d’un environnement bruyant où les sources de dérangements sont fréquentes (en open space, par exemple), il devient possible de mieux se concentrer et d’aboutir plus rapidement à ce que l’on doit faire. C’est particulièrement vrai pour les activités intellectuelles qui exigent de la concentration et des efforts continus. Une tâche qui aurait pris une journée entière peut alors être terminée en 5 heures. La culture du résultat renforce cet aspect et permet de s’acquitter plus rapidement de ce que l’on doit faire.

Le télétravail reconfigure aussi les liens sociaux et organisationnels. Les entreprises ne sont pas toujours des endroits épanouissants et les salariés peuvent ressentir durement les évolutions actuelles de celles-ci : plus de process, d’exigences de résultats, des réorganisations fréquentes et une vie collective laborieuse, etc. L’aspiration à l’autonomie peut alors se traduire par des pratiques de retraits et d’évitements des contraintes organisationnelles. Autre élément, la distance permet de se mettre à l’abri de façon temporaire de collectifs où le jeu social peut être âpre et violent. Le télétravail est alors une soupape utilisée pour supporter une situation sur laquelle aucune prise ne semble possible.

Le télétravail appelle également à une modification des liens et des pratiques managériales. Les managers résistent souvent à l’instauration du télétravail au motif d’un contrôle plus ardu des résultats du travail. Pousser au télétravail et le généraliser permettraient d’instaurer de nouveaux paradigmes managériaux basés sur la confiance plutôt que la vérification tatillonne des résultats obtenus. Autre innovation managériale, le télétravail autorise une reconfiguration plus facile des équipes et des collectifs de travail dans les équipes de « conception de projets intellectuels »[4]. La suppression du besoin de localiser dans un même lieu des équipes de spécialistes permet de recomposer rapidement celles-ci en fonction des besoins. L’espace n’est plus alors une contrainte d’autant que la digitalisation favorise la communication et les échanges (même dans des continents différents). Le télétravail est alors synonyme de transformation organisationnelle : il est perçu alors comme une rupture avec le vieil ordre taylorien façonné par l’unité d’action, de lieux et d’espace. Il appartient ainsi à la panoplie des nouveaux outils managériaux – à l’instar de « l’entreprise libérée », du « mode agile » ou encore des « entreprises responsabilisantes »[5] – qui promettent autonomie et sens au travail pour les salariés[6]. Ces observations doivent cependant être tempérées dans la mesure où le télétravail est aussi l’occasion, dans de nombreux cas, de mettre en place des procédures strictes de vérification du travail accompli. Le pire étant les logiciels traqueurs de l’activité encore interdit en France : nombre de frappes, partage de l’historique de navigation, capture d’écrans, mouchards divers, etc. C’est l’antipode de la confiance mais le pire n’est évidemment pas le plus certain.

Enfin, et nous l’avons déjà noté, le télétravail peut être un vecteur des transformations de l’organisation du travail dans les bureaux et la conception des espaces. Là encore, la crise du Covid représente plus un accélérateur de tendances existantes qu’une rupture radicale. La réflexion sur les espaces et l’expérimentation de nouvelles façons d’agencer le travail existe depuis déjà longtemps[7]. Moins de salariés présents, ce sont des espaces disponibles en plus et il y aura certainement un moment où les directions voudront ajuster l’étendue de leur surface à cette situation. Comment faire ? Conserver à la fois un espace en entreprise et travailler chez soi un nombre de jours conséquents (ou en co-working) pourrait apparaître comme un véritable luxe. Un moment viendra sans doute où il faudra choisir et la systématisation de la modulation spatiale de l’occupation des bureaux s’imposera (avec notamment le flex office). Si ces logiques permettent d’ajuster les espaces à l’activité (et de réduire les surfaces), mal menées, sans concertation, elles peuvent conduire à une perte de créativité et d’efficacité liée à l’émiettement des coopérations. Chacun occupe alors un territoire virtuel et changeant, ce qui ne peut être comparé à une véritable assise professionnelle dans laquelle les compétences et les savoirs professionnels sur le travail et l’activité peuvent s’échanger.

 

3. Les risques du télétravail

L’expérience du télétravail dans les périodes de confinements reste sans doute exceptionnelle et ne préfigure pas d’un télétravail négocié et encadré par la négociation collective. La facilité avec laquelle les télétravailleurs se sont organisés, surtout au printemps 2020, doit cependant attirer l’attention sur un point important :
pour l’essentiel, si cela s’est si bien passé (mais pas pour toutes et tous), c’est aussi parce que cette situation a mobilisé des collectifs qui avaient une expérience commune du travail qu’ils ont pu projeter dans des configurations inédites. La distance était suppléée par des habitudes et des réseaux professionnels acquis dans la résolution des problèmes et une expérience partagée. A contrario, comment intégrer des « nouveaux » dans une situation éclatée et où la co-présence est compliquée par la multiplicité des situations ? Ce n’est pas impossible mais c’est un point d’attention à soulever. Un univers façonné par des interactions digitalisées généralisées (ou presque) n’est sans doute pas le meilleur moyen d’intégrer les primo arrivant aux habitudes organisationnelles et aux compétences nécessaires dans un nouvel univers.

Le télétravail risque également de façonner de nouvelles formes de division du travail et de participer à un approfondissement de la coupure entre ceux qui organisent et pensent le travail et ceux qui le réalisent. Toutes les entreprises ne sont pas de pures organisations tertiaires et il perdure encore des activités manufacturières et manuelles. Favoriser un télétravail plus massif pour les travailleurs de bureaux creusera une coupure déjà existante et problématique.

Autre élément, concomitant au précédent, « parler » du travail réel ne va pas de soi. C’est déjà le cas dans les situations de co-présence ordinaire. Ce n’est pas juste demander « êtes-vous bien ? ». Parler du travail réel, c’est mettre à jour des pratiques inédites, parfois cachées pour atteindre les objectifs. Cela consiste aussi à mettre en débat les conflits de critères sur la qualité du travail et le sens de l’activité (voir les travaux d’Yves Clot). Il s’agit aussi d’organiser la délibération pour aboutir à une « décision » en aplanissant les conflits et en permettant l’expression de chacun. Il est possible de penser que la distance ne facilite pas la capacité de réflexivité des organisations et la formation des apprentissages collectifs. Celle-ci risque d’introduire plus de difficultés que l’on ne pourrait croire pour réduire les « biais cognitifs » (les distorsions dans le traitement d’une information) de toutes sortes, les intentions que l’on prête à autrui, la difficulté à percevoir la part non-verbale de la communication, etc. L’échange ne devient sans doute pas impossible, mais il sera certainement plus ardu et nécessitera un travail d’organisation plus étoffé.

Le développement du travail à distance, avec d’autres phénomènes (sous-traitance, réseaux complexes, open space, travail modulaire, etc.) participe certainement à brouiller les frontières de l’entreprise et à individualiser le rapport au travail : c’est presque à chacun de déterminer sa ou ses conditions de travail en fonction des inconvénients de transports, des charges de la vie familiale ou des envies personnelles. Les horaires seront plus dispersés (jours/nuit, week-end) et chacun s’ajustera en fonction de ses contraintes et de ses désirs. L’entreprise d’aujourd’hui est souvent une mosaïque statutaire. Il y a les temps partiels, les sous-traitants, les intérimaires, les stagiaires, etc. Cette situation qui conduit à une extension et une dilution des frontières de l’entreprise provoque une multiplication des interstices organisationnels entre des entités ayant chacune leurs propres logiques et parfois un statut juridique différent. Il en ressort un besoin d’ajustements continuels, cause de déperdition d’information et de complexification des circuits de prises de décision. C’est parfois une source d’accidents et d’erreurs majeures[8]. Un télétravail plus massif viendra s’ajouter à cette évolution en compliquant encore un peu plus l’organisation de l’entreprise[9].

Un autre point important concerne la digitalisation croissante des échanges. Le travail à distance implique le recours à des moyens de communication « ubiquitaires »[10] – portables, smartphones, tablettes – connectés à des réseaux informatiques. La communication ne peut pas être tout à fait la même : la distanciation, le caractère bref des échanges, le risque de se sentir « largué » comme l’expriment de nombreux salariés est une réalité. L’autre risque est celui de l’hyperconnectivité comme dans les équipes projets de « conception distribuée » analysées par Jacqueline Vacherand-Revel (2007) : surcharge cognitive forte, télé-disponibilité permanente, souci de la présentation de soi dans des réunions multiples, enjeux de reconnaissance, traduction entre des univers culturels différents, etc. Cela ne va pas tout seul et là aussi ce point appelle à la vigilance des acteurs sociaux pour négocier les meilleurs arrangements.

Un autre élément concerne la réduction de la part des échanges informels. L’entreprise n’est pas qu’un lieu où l’on exploite les gens. C’est aussi un lieu où des mécanismes de socialisation permettent l’intégration des personnes dans des collectifs. Mais l’utilité des échanges informels va bien au-delà d’une mise en relation des personnes. C’est aussi une façon de mobiliser, de discuter et de partager des éléments qui seront injectés dans le cours de l’activité de travail pour accroître son efficacité et sa performance. Les réseaux sociaux d’entreprises pourraient pallier en partie au risque du repli[11]. Mais là encore, il serait possible d’observer un repli sur « sa » ou « ses » communautés numériques d’appartenances (un peu comme les réseaux sociaux en général). Les échanges pourraient en être appauvris. Évidemment aussi, le télétravail « pendulaire », avec une obligation de présence plusieurs jours par semaine pourra limiter le risque de perte de cohésion des collectifs.

 

Conclusion

Ce tour d’horizon rapide des avantages et des inconvénients du travail à distance pointe sans doute dans une direction précise, à titre au moins d’hypothèse provisoire, qui mérite d’être soulignée.

Le travail à distance et ses avatars – le télétravail permanent en confinement, le télétravail négocié, à domicile ou dans des lieux tiers (co-working) – n’est sans doute pas simplement la transposition des activités de bureaux dans d’autres espaces. Le travail à distance n’intervient pas dans un paysage organisationnel neutre. Il se combine avec de nombreuses autres propositions organisationnelles qui complexifient la capacité d’organisation des entreprises, fragilisent les régulations collectives au profit des arrangements individuels. Il risque d’introduire une rupture systémique dans l’organisation des activités intellectuelles et tertiaires. Il pourrait en résulter des transformations majeures des conditions de réalisation du travail. Il vaut mieux saisir cette évolution comme une forme d’organisation du travail à part entière et qui requiert une attention particulière. Tout l’environnement de travail se trouve modifié. Les horaires, le cadre spatial, la régulation de la charge de travail se transforment mais aussi tout ce qui nécessite de la coopération, etc. La recherche de solutions collectives ou encore l’évaluation des résultats de l’action nécessitent alors une intelligence des situations et l’élaboration de règles collectives nouvelles. C’est certainement un défi pour tous les négociateurs sensibles à la question des conditions de travail.

 

[1] « Le télétravail. Trois projets pour un même objet », in Réseaux n° 106, 2001.

[2] « Qui sont les salariés concernés par le télétravail ? », Dares Analyses,n°51, 2019.

[3] Cf. Valérie Fernandez, « Le télétravail, remède à l’éparpillement », in Sciences humaines n° 286, nov. 2016.

[4] Voir Jacqueline Vacherand-Revel, « Enjeux de la médiatisation du travail coopératif distribué dans les équipes de projets de conception », in Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé 9-2, 2007

[5] C’est une des propositions de Thierry Pech et Martin Richer (Terra Nova) dans l’analyse de l’enquête « #Montravail à distance, Jenparle ! » réalisé en avril 2020 à l’instigation notamment de la CFDT.

[6] Voir Pascal Ughetto, Organiser l’autonomie au travail. Travail collaboratif, entreprise libérée, mode agile… L’activité à l’ère de l’auto-organisation, fyp édtions, 2018.

[7] Pour une synthèse de cette évolution, voir Thierry Pillon, « Retour sur quelques modèles d’organisation des bureaux de 1945 à aujourd’hui », in La nouvelle revue du travail n° 9, 2016.

[8] Voir Christian Morel, Les Décisions absurdes III. L’enfer des règles. Les pièges relationnels, Gallimard, 2018.

[9] Cela sera le cas lorsque le travail s’organisera de façon hybride entre ceux en « distanciel » et ceux en « présentiel ».

[10] L’expression est de Valérie Fernandez, op. cit.

[11] Voir Anca Boboc, Marie Benedetto-Meyer, « Les usages des outils collaboratifs : quel rôle de l’encadrement de proximité ? », in Revue des conditions de travail n°6, Anact, sept. 2017.