La citoyenneté comme l’engagement ne sont pas des concepts valorisés dans nos sociétés contemporaines. Dans les médias, ils sont souvent abordés sous des formes peu incitatives. Le monde politique est montré dans son aspect formel et institutionnel, si ce n’est sous l’angle des scandales et des affaires. Le monde syndical n’est donné à voir que lors de conflits sociaux ou dans ses déchirements internes et externes. Le monde associatif, quant à lui, est rarement abordé.

De leur côté, les chercheurs en sciences sociales s’accordent pour annoncer la fin de la grande époque des causes collectives. On observe en effet des modifications profondes dans le rapport de l’individu aux institutions porteuses d’identification partisane. Avec l’effritement du lien partisan, devenu plus incertain et plus fluctuant, nous vivons aussi la fin du modèle de l’adhésion totale proposée naguère par des forces politiques fortement militantes, comme le Parti communiste, ou des familles sociologiques encore structurées, comme le monde catholique (sur ce point, je me permets de renvoyer le lecteur à l’article de Marc-Olivier Padis sur “L’expérience politique des jeunes” publié dans notre n°409 en avril 2004).

Mais si les lieux classiques de l’engagement semblent aujourd’hui en grande difficulté, à la base comme au sommet et dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre politique, tout n’est pas décomposition et vide social dans les phénomènes qui traversent la société française.

L’engagement est désormais vécu comme une recherche de cohérence entre les aspirations générales - politiques, sociales et culturelles -, qui donnent son sens à l’action, et la place qu’elles occupent dans l’expérience personnelle. Ainsi, l’engagement actuel privilégie l’action sélective capable de se projeter dans l’avenir. L’acteur exige de ce fait d’être considéré dans son individualité. Il est disposé à une forte implication à condition qu’elle découle de son choix et pour une durée qu’il maîtrise lui-même. Le souci d’aboutir et d’être efficace dans l’action va de pair avec l’exigence de tirer un bénéfice, symbolique ou autre, en contrepartie de son apport.

Les motifs de l’engagement

Pour les cadres, et particulièrement les plus jeunes d’entre eux, l’implication citoyenne s’exprime tout d’abord par une volonté d’agir dans l’espace concret de l’entreprise, là où l’action a un visage, là où elle prend corps.

Avec la montée des instabilités dues à la conjoncture ou aux restructurations, les cadres se montrent de plus en plus réactifs aux effets pervers de l’individualisation. Le refus de l’injustice sociale reste le motif premier de leur adhésion syndicale. Ils font preuve d’une plus grande sensibilité face aux préoccupations des autres salariés dans la mesure où ils peuvent, eux aussi, rencontrer chômage et précarité.

Lors des négociations pour la RTT en particulier, de nombreux cadres ont éprouvé le besoin de s’impliquer sur leur lieu de travail : ce furent autant d’occasions de rencontrer l’acteur syndical dans leur environnement immédiat. Il s’agissait, pour eux, d’engranger des résultats concrets, de défendre leurs intérêts en tant que salariés et de contribuer, dans le même temps, à la bonne marche de l’entreprise.

Cette double loyauté confère aux cadres une position particulière dans l’entreprise et l’administration, mais aussi plus généralement dans le salariat. Elle leur impose une recherche individuelle d’équilibre d’autant moins facile à trouver qu’ils sont impliqués dans la construction d’une carrière ascendante.

Les nouvelles formes d’organisation du travail induisent des contraintes de réactivité, de souplesse et de flexibilité, source d’enrichissement du travail des cadres et de leurs collaborateurs. Elles sont aussi à l’origine de la montée rapide de pressions physiques et de charges mentales. Dans un système de gestion à flux tendu (stock zéro, budget base zéro, zéro défaut, juste à temps), si l’on ne parvient pas à trouver des leviers de régulation, on assiste, comme aujourd’hui, à une augmentation inquiétante des maladies professionnelles et des accidents de travail (TMS, pathologies liées au stress…).

Or, les cadres assument bien souvent cette dégradation de la vie au travail à travers des contradictions individuelles plutôt que par une prise en charge collective. Ils sont conduits à faire des choix, entre la morale et le respect des ordres donnés, entre la sécurité et l’efficacité, entre leur conscience citoyenne, la prospérité de leur entreprise et leur avenir professionnel.

Enjeux éthiques et régulation croisée

Pour trouver une cohérence à leur propre action, les cadres recherchent des clés de lecture, des repères, pour comprendre les nouvelles formes de production et pour leur donner un visage plus humain. Il leur faut donc des espaces collectifs de rencontre pour construire une pensée sur leur responsabilité et réfléchir aux pratiques d’une régulation croisée dans leur univers quotidien de travail.

Les résultats de l’enquête Travail en questions menée par la CFDT auprès de 6500 cadres montrent ce besoin d’expression collective sur les enjeux éthiques et de responsabilité. Face à cette demande, les structures syndicales sont appelées à renouveler leurs capacités d’expertise sur les modes de gestion des entreprises avec l’ensemble des parties prenantes de la chaîne de production. D’où l’intérêt d’envisager des partenariats avec des associations professionnelles, des organismes de formation, le monde des entrepreneurs et autres corps constitués… Le Manifeste pour la responsabilité sociale des cadres en est un bon exemple.

Ces partenariats se donneraient pour premier objectif de rompre un double silence.

Celui des cadres, d’abord, qui n’ont pas de réel droit à une parole différenciée et alternative, et qui n’arrivent pas à risquer individuellement cette parole pour interroger les critères de décisions auxquelles ils n’ont pas toujours participé mais qu’ils sont chargés de mettre en œuvre.

Celui des entreprises, ensuite, qui abordent la question de la responsabilité sociale dans leur politique de communication mais n’offrent pas pour autant à leurs cadres les moyens de l’exercice effectif de leur responsabilité professionnelle.

Il s’agirait enfin de transformer le conflit traditionnel de logiques entre l’entreprise et les salariés en une confrontation plurielle qui rendrait compte de la complexité des interdépendances entre les êtres humains, entre les sociétés, avec leur environnement.

Le management européen responsable

Le même questionnement se rencontre aussi au niveau européen où le Conseil des cadres européens EUROCADRES propose un modèle européen de management responsable, différent des modèles américain ou japonais. Il s’agit de mettre en place, face à la globalisation des enjeux économiques, un système efficace de gouvernance sociale européenne : appliquer les droits sociaux à l’échelon planétaire, préconiser des instruments adaptés pour guider le comportement des entreprises au niveau national et international, faire appliquer les valeurs de la Charte européenne des droits fondamentaux en termes de règles sociales et environnementales.

Les cadres européens, acteurs clés du management responsable, sont appelés par l’organisation européenne, à acquérir des compétences et à engager des négociations pour évaluer le comportement et les performances sociales des entreprises. Par ce moyen, le syndicalisme cadres recherche, tant au niveau hexagonal qu’européen, une nouvelle crédibilité dans le dialogue social et une visibilité chez les plus jeunes, sensibles aux enjeux éthiques de la gouvernance.