Le livre défend une thèse simple mais inattendue : il n’y a pas un mais deux confinements. Un « petit » et un « grand » confinement. Nous espérons tous sortir du « petit » confinement mais nous devons accepter le « grand » confinement ou « confinement généralisé ». Derrière cette thèse volontairement énigmatique et présentée de façon délibérément paradoxale (avec des formules comme : depuis le début de l’épidémie, malgré les masques, « on respire mieux »), une idée simple : nous comprenons mieux que jamais avec l’épidémie que nous habitons la terre (nous y sommes « confinés », inutile selon lui de rêver coloniser Mars…) et nous devons apprendre à vivre avec cette évidence (d’où les « leçons » du sous-titre).

L’épidémie est donc « tragiquement intéressante » (p. 63) car elle a un rôle pédagogique : nous faire comprendre que nous devons changer notre rapport à la nature, que nous devons cesser de vouloir « nous arracher à la nature » (comme cela est censé être le projet moderne depuis Descartes) mais accepter de « nous situer autrement au même endroit » (p. 71). C’est l’expérience que nous avons tous faite pendant le confinement : « Chacun s’est mis à vivre chez soi mais d’une autre façon » (p. 72). Ce confinement est donc une « libération » puisqu’il nous délivre du projet insensé qui était le nôtre jusqu’à présent : celui de « sortir », d’aller voir ailleurs. Il faut saisir l’occasion de comprendre (enfin !) la réalité de nos relations au vivant et au terrestre. « Curieusement, le confinement aide les terrestres à fuir hors de la fuite hors du monde » (p. 132). Dit autrement : la pandémie, c’est le monde à l’envers, mais ce renversement est justement l’occasion de tout remettre à l’endroit puisque nous étions engagés sur le mauvais chemin, dans un projet trompeur de domination de la nature et d’exploitation de la terre.

Pour nous le faire comprendre, il s’inspire de la fable de Kafka. Dans La Métamorphose, Gregor Samsa mue en scarabée, c’est bien connu. Nous sommes des scarabées, comme dans Kafka, parce que nous vivons avec une « carapace de conséquences » (p. 11) : chacun de nos choix, chacun de nos gestes entraîne d’inévitables conséquences, plutôt négatives, sur notre environnement. Et nous vivons désormais en permanence dans l’évaluation de ces conséquences : si je prends l’avion, si j’achète un nouveau téléphone, etc., quel impact sur le climat ? Nous nous métamorphosons en portant sur les épaules les conséquences climatiques de nos actions. Mais, comme disait Camus de Sisyphe, il faut imaginer le cloporte heureux (p. 14). Et, pour cela, il faut suivre les leçons du Pr. Latour qui nous aide à devenir « enfin un humain » (p. 14). « Nous nous libérons enfin de l’infini » (p. 58).

La valeur pédagogique de la référence littéraire est aussi de nous faire comprendre en réalité que nous devrions vivre comme des termites (Kafka s’est trompé d’insecte, mais ce n’est pas de sa faute : il n’avait pas lu Latour. Il avait pourtant Prague sous les yeux, qui ressemble de manière frappante à une termitière, avec ses tours et ses clochetons). Celles-ci sont connues pour être capables de bâtir des termitières parfaitement ventilées et fraîches dans des climats particulièrement chauds. C’est donc notre modèle pour l’adaptation au changement climatique. Or, la termite ne sort pas de sa termitière, elle se déplace avec elle. Elle est confinée, au frais, et « peut aller partout, mais à condition d’étendre sa termitière un peu plus loin » (p. 13). C’est ainsi qui nous pouvons « retrouver une grande liberté de mouvement » (p. 20) dans le grand confinement.

Bruno Latour revient de façon critique sur son précédent livre Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Il écrit à son sujet : « J’ai été trop vite ». Pourquoi ? Parce qu’il a lui-même cédé à l’idée que nous étions « hors-sol » et qu’il fallait trouver une manière de renouer nos liens au territoire. L’idée centrale de son précédent livre était que nous ne savions plus énoncer nos relations avec les territoires dont nous dépendons. Nous pensons expliciter notre appartenance territoriale en donnant notre adresse par exemple ou en parlant des paysages que nous aimons. Mais si l’on pense aux objets quotidiens, ou à la nourriture, nous devons reconnaître que notre subsistance dépend de territoires très éloignés : ce fruit que je mange, ces céréales qui sont dans mon bol viennent de territoires éloignés qui contribuent à me nourrir. Le sol de ma subsistance est donc multiple et le plus souvent lointain. Et si je pense au téléphone que j’utilise une cinquantaine de fois par jour, ses composants ont fait pratiquement le tour de la planète avant d’arriver dans ma poche. Le sol de mon appartenance est donc incroyablement dispersé. Il est même en réalité inconnu de moi.

C’est pourquoi Bruno Latour avait proposé des Etats Généraux d’un genre nouveau, dans lesquels nous ne serions pas invités à lister nos doléances (ce que nous faisons tout le temps) mais à énoncer nos dépendances pour retrouver nos liens méconnus avec les territoires qui nous permettent de subsister. « Un territoire s’étendra aussi loin que la liste des interactions avec ceux dont on dépend » (p. 94).

Latour est un écologiste sophistiqué. Il ne prône nullement un « retour à la nature » qu’il sait impossible. En tant que spécialiste de l’histoire des sciences, il sait que « sur Terre, rien n’est exactement ″naturel″ » : « la nature est surtout composée d’artifices et d’artificiers » (p. 22). Tout est construit (« tout est soulevé, agencé, imaginé, maintenu, inventé, intriqué par des puissances d’agir » p. 31) : il refuse même le terme d’« environnement ». L’homme, comme tous les « organismes vivants », se caractérise par sa capacité à changer autour de lui ses conditions d’existence, « à élaborer des niches, des sphères, des ambiances et des bulles d’air conditionné ». La question est donc de maintenir nos conditions « d’habitabilité ». 

Or, les conditions d’habitabilité de la terre sont notoirement limitées : si l’on descend sous le sol terrestre de 2 ou 3 km, il n’y a plus que du magma ; de même 2 ou 3 km au-dessus de nous, on sort de l’atmosphère respirable. Nous sommes donc installés sur une « zone critique » fragile et disputée. Pour vivre dans cette zone critique, il faut adopter une attitude de « Ravaudeurs », ceux qui essaient de « recréer un autre tissage des territoires » contre les « Extracteurs » qui ont tout ravagé (p. 147).

C’est une « couche minuscule » où il nous faut réapprendre à vivre, ce que nous ne pouvons faire sans une grande dose d’ingéniosité et de créativité, à condition d’accepter la part d’inattendu de toute invention. Dans ses premiers travaux, Bruno Latour proposait une sociologie du travail de laboratoire ou de la découverte scientifique (par exemple sur Pasteur dans Les Microbes. Guerre et paix, 1984). Il a élargi son approche avec les science studies américaines qui ont renouvelé l’ambition de la sociologie des sciences. Il s’est intéressé à des objets « hybrides » qui relèvent à la fois de l’histoire des sciences, de la sociologie de la connaissance et de la philosophie : l’atome, les vaches folles, les procréations médicalement assistées… Les 20 dernières pages donnent toutes les références, moitié en anglais, moitié en français, des articles de recherche auxquels il se réfère. On voit qu’il existe une forte communauté de chercheuses et de chercheurs[1] autour de lui en éthologie, en épistémologie, en philosophie, en études féministes, environnementales, postcoloniales, etc. Il se revendique aujourd’hui de l’approche transversale des anthropologues (qui ne séparent pas étude des systèmes de parenté, des mythes, des objets culinaires, du jardinage, des combats guerriers, des techniques de chasse etc.) mais appliquée à des objets contemporains.

Voici la leçon finale : il ne faut pas « revenir au local » puisque notre territoire s’étend à tous nos liens d’interdépendance, mais il faut revenir à la description de ce territoire (si nous pouvons le faire) pour comprendre de qui nous dépendons. C’est ainsi que nous pouvons « réapprendre à nous situer dans l’espace » (p. 153), pour nous ancrer mais aussi pour nous « égailler dans toutes les directions » (titre du dernier chapitre) : « vous devez vous disperser au maximum, en éventail, pour explorer toutes les capacités de survie, pour conspirer, autant que possible, avec les puissances d’agir qui ont rendu habitables les lieux où vous avez atterri ». (p. 165).

 

[1] Michel Callon, Isabelle Stengers, Vinciane Despret, Frédérique Aït-Touati, Pierre Charbonnier, Emilie Hache, Baptiste Morizot, Alexandra Arènes…