Pourquoi et comment une direction de la communication au sein des entreprises s’est-elle imposée depuis les années 1980 ?

Jean-Marie Charpentier. Le fait de communiquer en entreprise est bien sûr antérieur, même si pendant longtemps dans l’univers taylorien communiquer entre salariés, voire avec la hiérarchie proche s’apparente à du temps perdu. Certaines entreprises communiquent par ailleurs en direction des clients à travers la « réclame », avant même de parler de publicité. On peut dater en effet du milieu des années 1980 la création des premières directions de la communication dans les grandes entreprises. Elles voient le jour par exemple chez Saint-Gobain, Paribas ou EDF.

Le contexte vaut d’être rappelé. Dans la crise-mutation qui intervient après les Trente Glorieuses, on assiste à une libéralisation des marchés avec, de fait, une plus grande concurrence. Les systèmes organisationnels se complexifient. L’image des entreprises, longtemps dégradée, doit être restaurée. Et puis, les rapports sociaux se transforment. Ces facteurs concourent, à divers titres, à l’émergence des directions de la communication. Dans un monde plus concurrentiel, il faut se distinguer. Les marques s’affirment et la publicité se déploie à grande échelle. Les entreprises se regroupent et portent des projets organisationnels nouveaux que la communication doit s’attacher à représenter, à rendre accessibles, voire à « vendre » à différents publics. Et puis, il faut remonter la pente d’une image négative de l’entreprise que la critique sociale a mis en avant en 1968 et après. Enfin, la communication doit permettre une meilleure circulation de l’information, voire de la parole dans l’entreprise.

Cette fonction qui s’installe alors est à la fois externe et interne ouvrant la voie à des métiers nouveaux, qu’il s’agisse par exemple de la gestion de la publicité ou de la conception des journaux d’entreprise. Passé un premier effet de nouveauté, les directions de la communication vont se professionnaliser, les canaux et les supports vont se diversifier en particulier avec la montée du numérique. La « com’ » s’affirme dans le champ de l’entreprise autour des enjeux de marque, d’image et de contenu. Le problème est que cette affirmation se fait autour d’une vision corporate qui se veut très consensuelle. Or, les entreprises se trouvent interpellées tant par la société que par les publics internes. Elles sont à l’épicentre de tensions et de contradictions qui ne peuvent se résoudre à travers une image ou un discours lisse en forme de monologue. C’est tout l’enjeu d’une nouvelle approche de la communication qui ne se limite pas à expliquer, mais à permettre aux différents acteurs de s’expliquer.

En quoi est-ce à la fois un métier pour quelques professionnels et une compétence demandée à tous ?

Vincent Brulois. La communication, et singulièrement la communication interne, est une fonction qui a été professionnalisée depuis les années 1980. On trouve aujourd’hui dans les entreprises une fonction ad hoc structurée, des praticiens formés et donc plus compétents ; en bref, une activité identifiée et reconnue dans les organisations. Mais, dans le même temps, un saut numérique considérable est intervenu. Nombre de dispositifs ont été développés qui ont modifié considérablement la façon de relayer l’information et de relier les salariés. Tant et si bien que, à présent, tout le monde communique ! On est alors en droit de s’interroger : que reste-t-il alors au communicant, quelle est son expertise et quel son rôle ?

Cette évolution technologique s’est accompagnée d’un changement de perspective. D’une approche majoritairement positiviste[1], la pratique de la communication apparaît dorénavant bien plus constructiviste. La première, dans le contexte actuel, est moins acceptée et produit que de la défiance, des salariés comme des managers, vis-à-vis de la parole de l’entreprise. Jean-Marie l’a rappelé : expliquer ne suffit plus, il faut s’expliquer, favorisant ainsi une seconde vision de la communication, moins monologique plus dialogique, moins conçue comme processus de transmission que comme processus de construction de sens. Le communicant ne peut plus se contenter du rôle de fournisseur de contenus pour des dispositifs numériques pléthoriques. Nombre de praticiens d’ailleurs considèrent cette production de contenus comme un boulot rébarbatif, une activité nécessaire mais qui est devenue fastidieuse car répétitive et qui leur procure peu de reconnaissance. Et consacrant trop de temps à la collecte et à l’élaboration de l’information, ils en ont moins pour écouter et comprendre le corps social ou encore pour être en conseil des managers… auxquels il est demandé justement de plus en plus de compétences communicationnelles.

Ainsi, ce qui pouvait apparaître comme une remise en cause du rôle des communicants en entreprise, est en fin de compte l’occasion d’une évolution de leur métier. Moins de produire du contenu, bien plus de créer les conditions d’explication et de dialogue autour de la raison d’être de l’entreprise, autour des métiers nécessaires à l’activité, autour du travail tel qu’il se fait.

Pourquoi un problème d’organisation est-il facilement nommé comme un problème de communication ?

 J.-M. C. Au temps de Taylor, la communication servait au mieux à transmettre les ordres et à contrôler. Ensuite, on s’est rendu compte des dégâts de la seule communication d’exécution et on a fait place à un peu d’écoute et de participation, mais sans vraiment changer l’organisation. Enfin, dans un univers qui s’est complexifié, on a pris la mesure de l’intérêt stratégique d’une communication d’influence, voire de manipulation pour faire passer les transformations. Dans tous les cas, c’est une conception instrumentale de la communication qui a prévalu.

Aujourd’hui encore, nombreux considèrent que si on rencontre des problèmes en matière de changement organisationnel, c’est qu’on n’a pas su expliquer ou vendre le projet. L’organisation est toujours jugée bonne en soi et si ça ne marche pas, c’est qu’il y a un problème de communication. Dans le champ politique, on rencontre sans arrêt ce type de phénomène. Si la réforme ne passe pas, c’est qu’on n’a pas su l’expliquer suffisamment… La communication a bon dos et en l’occurrence, elle sert souvent de fusible. En réalité, il n’y a pas d’un côté l’organisation et de l’autre la communication simplement chargée de la promouvoir. Les choses sont beaucoup plus entremêlées. La communication, surtout dans un univers de services et de connexions multiples, contribue à travers les échanges, les débats et les controverses à produire de l’organisation. Il y a une dimension proprement organisante de la communication qui fait qu’il ne suffit plus de communiquer un changement, mais bien plus en vérité de communiquer pour changer. Le changement procède de la communication, de la négociation. Cette dimension échappe encore trop (volontairement ou pas) aux dirigeants d’entreprise ou aux politiques qui préfèrent les facilités de la com’ d’entreprise instrumentale ou de la com’pol traditionnelle.

En quoi y a-t-il une communication interne distincte de l’image et du marketing ?

V. B. Il existe bien une porosité des frontières entre communications interne et externe. Ainsi, plus l’entreprise est grande, plus l’interne est rattaché à une direction de la communication, favorisant les échanges de pratiques ou le passage des praticiens d’un service à l’autre[2]. Toutefois, une première différence apparaît : l’externe sert à afficher l’entreprise et la marque alors que l’interne sert à la construction sociale de l’entreprise. En outre, les communicants internes eux-mêmes défendent une seconde différence, essentielle : la relation aux salariés. Cela revient à de nombreuses reprises dans mes entretiens : en interne, « on parle des gens et on parle aux gens ». De cette évidence simplement énoncée, ressort l’idée qu’un salarié n’est pas un client et la communication interne n’est pas de la communication externe en plus petit ! Cela signifie que la communication interne ne peut se contenter d’une seule visée marketing de son action : cibler les publics internes, produire des messages selon des éléments de langage, en favoriser la circulation par le choix de dispositif adéquat, vérifier que la cible visée est bien atteinte. Si cette façon de faire a bien existé au siècle dernier, mettant l’accent sur l’information corporate qu’il s’agit de transmettre pour influencer ou contrôler les comportements individuels, elle tend progressivement à s’effacer devant une autre pratique communicationnelle mettant l’accent sur les salariés et leur capacité à s’organiser pour pouvoir bien faire leur travail. Bref, moins une communication de l’organisation qu’une communication pour s’organiser ou organisante.

Cette évolution des pratiques en communication interne contribue à réduire la com’ (pour façonner une image) au profit d’une autre communication (pour construire le social), indiquant en cela que la communication interne se place au cœur du monde social singulier qu’est toute entreprise. De fait, on passe d’une gestion des messages et de l’image – qui tend à imposer aux uns des idées produites par d’autres – à une gestion des relations – qui vise à créer une capacité de fonctionnement collectif. Aujourd’hui, il me semble que la dynamique professionnelle en communication interne est plutôt de favoriser les liens du sens entre les salariés, entre les communautés de métiers, d’organiser leurs conversations pour permettre à chacun de bien faire son travail. En un mot, d’essayer de faire entreprise avec cette pluralité d’individus plutôt que de faire adhérer chacun à des valeurs qui ne font pas sens dans la réalité du travail quotidien.

Comment la crise sanitaire rend-t-elle stratégique le partage de l’information et la communication ?

J.-M. C. Il y a eu dans cette crise une double évolution intéressante qui va dans le sens de ce que vient de dire Vincent. D’une part, les communicants en entreprise ont dû répondre à un fort besoin d’information au quotidien. Information sur les événements, les dispositions propres des entreprises (réorganisations, télétravail, rôle des équipes…), les transformations du travail. Loin d’une logique de contenus pour occuper l’espace des canaux et supports ou pour promouvoir telle ou telle démarche, ce qui a prévalu c’est la précision, la qualité, voire la sobriété dans le ton de cette information pour assurer une continuité de production et de service. D’autre part, les communicants ont joué un rôle important dans le maintien du lien et de la relation dans cette période difficile, aux côtés des managers bien souvent. Que ce soit en télétravail ou sur site, ils ont pu faire valoir sans doute plus qu’en temps normal l’enjeu de faire équipe, d’être relié au sein d’un collectif, ce qui a contribué à les rapprocher des métiers. Au fond, la dimension stratégique de la communication tient dans les deux cas à son utilité et à la confiance qu’elle inspire. On a vu dans la crise les communicants internes occuper une place intermédiaire singulière, tout à la fois proches des instances de direction (notamment dans les cellules de crise) et du cœur des métiers, au plus près de la décision et de la parole des managers et des salariés. Il faudra voir dans la durée comment ce positionnement se déploie dans les transformations à venir.

Si on se place du côté des salariés, quelle est leur attente à l’égard de la capacité communiquante de leur entreprise aujourd’hui ?

V. B. Alors que les salariés peuvent revenir sur site avec le déconfinement, force est de constater qu’ils sont dans l’attente de plus de sobriété en matière d’information interne. Je rejoins Jean-Marie sur ce point. Pour le salarié, être bien informé est devenu un droit, non plus un privilège dû à un statut. L’idée qui prévaut est « la façon dont l’entreprise communique avec moi, m’indique la façon dont elle me considère ». La qualité de l’information est une chose, encore faut-il laisser place à des moments d’échange, pour partager ce qui a été vécu séparément hier, pour se projeter dans l’action ensemble. D’autant plus que les individus ont eu une expérience de la pandémie possiblement différente, d’un point de vue personnel (touché de près ou de loin par le virus) ou d’un point de vue professionnel (travailleur essentiel, en télétravail, au chômage partiel). La réponse communicationnelle ne peut pas être identique pour tous.

En outre, le déconfinement a entraîné un retour sur site progressif. Mais ce retour, souhaité ou craint selon les cas, a pu surprendre, décevoir, voire agacer. Les espaces de travail ont été modifiés. Ce qui était familier hier, a pu devenir méconnaissable du fait de l’adaptation aux mesures sanitaires ; ce qui était hospitalier, a pu devenir très contraignant à l’usage. Du même… mais en moins pratique pour travailler, échanger, renouer des liens avec les collègues, refaire équipe. Dans ce cadre, certains peuvent s’interroger : à quoi bon revenir sur un lieu qui n’a plus de sens, qui n’est plus convivial ? Le retour sur site interroge aussi la pertinence des open space, plus encore des flex office. Enfin, les salariés reviennent avec des questions. Hier déjà, le salarié interrogeait son engagement. Demain, cela va s’accentuer à l’aune de l’expérience de travail vécue pendant la pandémie. Pour lui, trois registres ont été bouleversés : moi et mon travail, moi et les autres, moi et l’entreprise. Et il s’interroge : qu’est-ce que mon entreprise me donne en échange de ce que je lui donne ? Est-ce que mon engagement est justifié ? Dans ces temps incertains, n’est-il pas nécessaire que je me recentre sur moi, ma famille, mes amis ? De plus en plus, l’individu se dit que, peut-être, ce qui compte c’est la « qualité de [sa] relation au monde »[3], et qu’il lui faut élaborer « une autre présence au monde »[4]. Réévaluation de la relation au travail, réévaluation du regard sur l’entreprise aussi. Ma santé, ma vie sont importantes, qu’est-ce que fait mon entreprise pour protéger le vivant, prendre soin de l’environnement ? La communication interne a informé dans l’épreuve et montré la preuve de son utilité. Il lui faut à présent renouer les liens, retravailler la construction sociale de l’entreprise à l’aune de l’expérience de la pandémie par chacun.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1] Basée sur le fameux schéma canonique de la communication (émetteur/ récepteur), cette approche perçoit la communication comme un processus de transmission d’informations et d’explications afin de mobiliser, de faire adhérer les salariés. Par suite, le travail du communicant est alors de mettre en mots l’information (en respectant les éléments de langage) et de la transmettre à des cibles. [2] cf. Enquête mêtier Afci-Occurrence « 30 ans de communication interne ! », avril 2019. [3] Cf. Harmut Rosa, Résonance : une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018. [4] Cynthia Fleury, Le Soin est un humanisme, Gallimard, 2019.