La fonction de cadre dans cette nouvelle administration s’est en effet transformée et se transforme encore au fil des changements apportés par cette fusion, tant au niveau du pilotage, des parcours professionnels des personnels qu’au niveau des conditions de vie au travail.

La reconfiguration de la place du management au cœur des changements

Comme la plupart des administrations françaises, cette administration s’est inspirée du new public management (Hood, 1995) en se lançant dans un processus de réformes pour passer d’une culture de moyens à une culture de résultats. Cependant, les modèles de réorganisation par fusion et mutualisation inspirés du secteur privé entrainent réduction des emplois, remise en cause des métiers et allongement des hiérarchies. Ce qui génère souvent des malaises au niveau du personnel (Bezes, 2012). Ces modèles de management, qui se généralisent dans le secteur public, sont de plus en plus souvent questionnés quant à leur impact sur les conditions de vie au travail. En quelques années, cette administration a connu de nombreux changements organisationnels et techniques. Les répercussions ont été ressenties à tous les niveaux de l’organisation, de manière différente. Les tensions se sont particulièrement cristallisées sur les cadres de proximité (Piney, Nascimento & Gaudart, 2015), premier niveau de cadres ayant des fonctions et des responsabilités d’encadrement, c’est-à-dire qui ont en charge une équipe et qui sont directement en contact avec les personnes qui produisent le service rendu à l’usager.

Au quotidien, le travail des cadres de proximité se caractérise par des micro-tâches qui se succèdent les unes aux autres, se mêlent et s’interrompent continuellement. Dans le cadre de la recherche de 2015, l’analyse de l’activité – qui avait couplé plusieurs méthodes (analyse d’espaces de discussion, entretiens individuels, observation de l’activité, autoconfrontations, ateliers réflexifs sur les pratiques) – avait permis de capter la finesse de cette variabilité des tâches et des évènements au cours de journées complètes de travail. Il s’agit d’un travail de régulation entre injonctions, parfois contradictoires, et propres connaissances du terrain (Carballeda, 1997 ; Six, 2000 ; Zara-Meylan, 2013). L’encadrement est ainsi positionné du côté des cadres acteurs où ils sont amenés à construire, et reconstruire sans cesse les compromis en fonction des situations de travail rencontrées (Piney, 2015).

Encadrer : une autoprescription de distance et proximité selon la vision que les cadres ont de leur mission

Les cadres de proximité organisent à la fois leur propre travail et celui des équipes encadrées : ils s’autoprescrivent la grande majorité de leurs tâches. Celles-ci varient d’un cadre à l’autre : certains privilégient les tâches de soutien technique à l’équipe, d’autres plutôt celles de pilotage des services.

Lorsque l’aspect management prédomine, les cadres pilotent davantage par les chiffres. Les différentes interprétations du pilotage par la performance se traduisent alors par des déclinaisons en missions et pratiques des encadrants plus ou moins proches ou distantes du mode de gestion décidé par la direction.  Ces variations sont en lien avec les définitions que les cadres de proximité donnent à leurs missions, avec des éclairages différents en fonction de leur expérience. Par exemple, un des cadres rencontrés assurait pour la première fois des fonctions d’encadrement au sein d’un service de proximité de taille conséquente : « c’est surtout le côté managérial du pilotage, puis après le côté organisationnel » ; « c’est réaliser les objectifs qui sont assignés au service et bien remplir les missions » ; « c’est servir d’intermédiaire un petit peu avec la direction ». Il considérait sa mission de cadre fortement ancrée dans le pilotage du service et le management du personnel, en reconnaissant laisser le côté technique – qu’il avouait maîtriser moins – aux responsables des différentes équipes de travail. Ainsi, en s’intéressant essentiellement aux chiffres, ces profils de cadres ont tendance à s’éloigner du travail réel réalisé dans les équipes. À l’inverse, quand l’aspect technique est mis en avant, les cadres encadrent plutôt par la proximité, en étant au cœur des missions réalisées par le service : « je n’ai pas un rôle de management pur » ; « je m’implique personnellement dans chaque mission » ; « il faut savoir tout faire ». Il s’agit souvent ici de cadres à la tête de petits services.

Les proximités et distances des cadres dépendent à la fois de la configuration des services et des équipes, mais aussi de l’expérience acquise au fil des parcours de ces cadres. En fonction de cette expérience, les cadres vont pouvoir plus ou moins reconstruire leur rapport vis-à-vis du pilotage par la performance et les outils qui lui sont associés. La définition des missions qu’ils se donnent entraîne aussi différents rapports au pilotage et au travail des équipes. Outre le mode de gestion qui prescrit des distances, les cadres s’en prescrivent eux-mêmes par l’autogestion de leurs tâches qu’ils vont organiser en fonction de leurs priorités : piloter les services pour coordonner les équipes ; soutenir techniquement les équipes pour coordonner les services.

Piloter la performance : une mise à distance de la proximité par les chiffres

Bien que le pilotage par la performance et ses outils de mesure aient pu être très prégnants dans les discours des cadres rencontrés, l’activité des cadres de proximité est fortement structurée par les échéanciers métier et le flux quotidien ponctué d’évènements. Tous les cadres rencontrés affirmaient convoquer les indicateurs de performance aux moments-clés de l’année en fonction des échéanciers de relèves d’indicateurs. C’est d’ailleurs par ces indicateurs que certains cadres de proximité gèrent les services : l’indicateur est à la fois un référentiel dans les discussions avec la hiérarchie, mais aussi un retour sur l’activité et une aide dans le pilotage des services pour certains d’entre eux.

Lorsque les connaissances essentiellement techniques viennent à manquer aux cadres de proximité, le travail d’encadrement se fait davantage par les chiffres pour se construire une représentation du travail réalisé. Mais, en se positionnant du côté des indicateurs, la distance au travail réel se creuse : peu de présence physique dans les services, excepté un tour rapide le matin alors même que tous les agents ne sont pas arrivés ; peu de sollicitations de la part des agents et encore moins de la part des usagers ; utilisation renforcée des moyens numériques comme mode de communication, alors que la distance physique entre les communicants est faible. Dans certains cas, la configuration des locaux peut augmenter ces distances à la fois prescrites par un travail auprès des indicateurs et que les cadres s’autoprescrivent pour pallier un manque d’expertise technique.

Par ailleurs, les indicateurs impactent au quotidien l’activité des cadres. Par exemple, la charte Marianne est le référentiel unique pour tous les services publics en matière de démarche qualité. En 2015, son but était de garantir un accueil unifié par une mesure basée sur plusieurs composantes : traitement du courrier en 15 jours ouvrés ; traitement des courriels en 5 jours ouvrés ; appels téléphoniques aboutis en moins de 5 sonneries. Autrement dit, cet indicateur ne s’intéressait pas à la qualité du travail réalisé et ne nécessitait donc pas de connaissance technique des métiers, puisqu’il était d’ailleurs utilisé de la même manière dans l’ensemble des services publics. Pourtant, cet indicateur impacte la réalisation de l’activité en remodelant le travail des cadres de proximité : traitement des demandes du public au fil de l’eau au détriment du travail d’encadrement de fond ; priorisation de la gestion des mails à répartir dans les équipes ; interruptions du travail au profit des appels téléphoniques. Ainsi, les objectifs affichés en début de journée par les cadres de proximité sont rarement tenus en fin de journée car une multitude de tâches non mentionnées s’ajoutent aux tâches que les cadres s’autoprescrivent.

Résoudre des problèmes : une question d’expérience pour reconstruire sa proximité

De nombreux évènements, de l’ordre de l’organisation matérielle des services, de la technicité des métiers, de la gestion des publics, de l’organisation du travail, ou encore de l’informatique, modifient continuellement le cours de la journée prévue par les cadres de proximité. Ces derniers régulent au quotidien cette variabilité en gérant le temps selon deux stratégies issues de l’expérience : prendre les sollicitations dès leur apparition en favorisant une gestion en temps réel ou, à l’inverse, différer les réponses aux sollicitations. Deux conceptions du statut de cadre se confrontent ici : les uns considèrent que la régulation des évènements fait partie intégrante de leur travail, la résolution en temps réel favorisant une proximité avec l’équipe ; les autres perçoivent plutôt ces évènements comme une interruption perturbante. Dans ce deuxième cas, la recherche de proximité n’est plus une priorité.

En privilégiant le traitement des sollicitations au quotidien, les cadres évitent l’accumulation de situations non traitées. Pour certains d’entre eux, les situations en attente peuvent générer d’autres évènements et éventuellement se dégrader. Souvent la porte du bureau reste ouverte pour garder un œil, une oreille sur le service et ainsi apprécier en permanence l’avancement de la réalisation des missions ou les problèmes rencontrés par les équipes. D’autres cadres décident d’intervenir ou non en soutien aux équipes : être au plus proche des situations de travail ou prendre de la distance en laissant plus d’autonomie aux agents. Pour ces cadres, ce choix est fait en fonction de leur connaissance du dossier de l’usager (comportement, historique), des compétences des agents, de leur évaluation de l’évolution probable de la situation, de l’estimation de la durée de résolution de l’évènement. Aller à la rencontre des agents plusieurs fois par jour, comme le matin en passant dire bonjour dans le service ou encore pour distribuer le courrier et les tâches à traiter à chaque agent, leur permet également de ressentir l’état du service, « de prendre la température ». Certains agents utilisent ce temps pour faire part de remarques sur leur activité, tels que l’avancement des missions, les problèmes rencontrés et les solutions trouvées, les questionnements restés ouverts. Cette régulation d’évènements est partie constitutive de l’activité de cadre de proximité mais peut aussi se traduire par des coûts physiques, cognitifs et psychologiques pour eux.

Vers des échanges de pratiques entre pairs pour faciliter le repositionnement permanent entre distance et proximité

Ces travaux de recherche ont ainsi apporté des éléments de compréhension sur le rôle de l’expérience dans la tenue des missions par les cadres. Les multiples tâches plus ou moins complexes nécessitent des compétences très variées pour répondre à la variabilité des situations de travail rencontrées par les cadres de proximité. Pourtant, selon l’expérience acquise tout au long de leur parcours professionnel, ces cadres se trouvent dans différentes configurations en maîtrisant ou pas les aspects techniques des métiers des agents qu’ils encadrent et les aspects managériaux inhérents à leur fonction. Selon le mode de gestion adopté par les cadres, les distances au pilotage – par la performance d’une part et à l’activité de l’équipe d’autre part – que prennent les cadres de proximité, varient d’un cadre à un autre, mais varient aussi spatialement et temporellement pour un même cadre. L’expérience se construit en fonction des parcours, de la connaissance acquise de l’activité des équipes encadrées : les cadres s’approprient ces distances, les refabriquent en fonction des situations de travail rencontrées.

Au-delà de la caractérisation de l’activité d’encadrement de proximité, ces travaux de recherche se sont également intéressés à la transformation des situations de travail par les modèles de régulation qui facilitent la construction de cet équilibre entre distance et proximité. L’expérimentation des ateliers réflexifs a notamment offert la possibilité à ces cadres de proximité de discuter, d’échanger et de débattre entre pairs sur les pratiques managériales à partir de cas concrets et de situations vécues par des cadres non participants. Ces espaces d’échanges ont apporté des éléments de réponse à la diversité des situations rencontrées par les cadres et aux tensions souvent associées, en termes de reconfiguration des rapports au travail et d’enrichissement des parcours de travail.

Bibliographie

Ph. Bezes (2012). Les politiques de réforme de l’état sous Sarkozy. Rhétorique de rupture, réformes de structures et désorganisations.
G. Carballeda (1997). La contribution des ergonomes à l’analyse et à la transformation de l’organisation du travail : l’exemple d’une intervention relative à la maintenance dans une industrie de processus continu. Thèse de Doctorat en Ergonomie; Conservatoire national des arts et métiers.
Ch. Hood (1995). The “New Public Management” in the 1980s: Variations on a Theme. Accounting Organizations and Society, Vol. 20, N° 2/3, pp. 313-342.
C. Piney (2015). Transformation de l’activité d’encadrement de proximité : que fait le pilotage par la performance à la « proximité » des cadres ? Le cas d’une grande administration publique. Thèse de Doctorat en Ergonomie, Conservatoire national des arts et métiers.
C. Piney, A. Nascimento & C. Gaudart (2015). Pilotage par la performance au quotidien dans une administration publique : conséquences sur les conditions de vie au travail des cadres de proximité et des agents encadrés. Relations Industrielles, Vol. 70, N° 4, pp. 766-787.
F. Six (2000). Le travail des cadres. Le point de vue de l’ergonomie. Actes du 26e Congrès national de médecine au travail, Lille : 6-9 juin.
V. Zara-Meylan (2013). Le travail invisible d’un cadre de proximité. Santé et Travail, N° 82, pp. 34-35.