À cette demande, il a été répondu par des procédures qualité et sécurité et des aides automatisées. Celles-ci ont permis de faire d’importants progrès (gains en qualité, respect des délais, diminution des accidents…), mais nous arrivons à une limite : l’excès de procédures paralyse l’initiative et aboutit souvent à l’impossibilité de toutes les suivre. La variabilité des installations industrielles rend difficilement prévisibles la fréquence d’apparition des aléas et les formes particulières qu’ils peuvent prendre. La multiplication des aides automatisées peut entraîner à terme de l’hypovigilance et une trop grande dépendance à ces automatismes lors de situations imprévues. Face à la complexité croissante de situations à traiter – où interfèrent de multiples logiques d’acteurs et où une diversité de critères (qualité, coûts, productivité, développement durable, sécurité, réactivité…) doit être prise en compte –, il est attendu des professionnels qu’ils sachent non seulement exécuter le prescrit, mais aussi qu’ils soient capables d’aller au-delà du prescrit, de l’interpréter, d’arbitrer et en particulier de coopérer avec d’autres métiers. Au-delà des procédures et des aides automatisées, il faut donc pouvoir compter sur des professionnels compétents en qui on peut avoir confiance.

La compétence n’est cependant pas suffisante pour entraîner la confiance. Un professionnel sans éthique peut en effet être très compétent. Une agence bancaire dévalisée, un système d’alarme sophistiqué mis hors de service, un horaire de braquage bien calculé, une connaissance précise de la topographie, aucune trace permettant une quelconque identification… Le tout est qualifié le lendemain, par la presse et les services de police, de travail de « pro ».

En France, l’évasion de Pascal Payet par hélicoptère de la prison de Grasse en 2007 constitue un modèle du genre. Tout a été réalisé en sept minutes sans un coup de feu, car tout avait été anticipé : la date du 14 juillet, beaucoup de surveillants étant en congé ; l’heure de 18 h 10, celle de la relève ; le choix du bâtiment du quartier d’isolement, invisible à partir des miradors, pour scier une porte d’entrée ; le choix d’un hélicoptère adapté, un Écureuil… Comme pour tout bon professionnel, aucun détail important n’a été oublié. Bien que Pascal Payet se laisse souvent surnommer « bandit d’honneur », on ne peut que constater son absence d’éthique[1]. La confiance ne peut être accordée à un professionnel que s’il « sait agir et interagir non seulement avec pertinence et compétence, mais aussi avec éthique dans les situations de travail qu’il a à traiter ».

Agir avec éthique : deux types de « guidage »

Un professionnel compétent met en œuvre un processus de décision et d’action pertinent par rapport à la situation à traiter, c’est-à-dire une « pratique professionnelle ». Dans cette pratique, il mobilise des « combinatoires » de ressources personnelles (connaissances, savoir-faire divers, capacités, aptitudes…) et de son environnement accessible (banques de données, dimension technique, personnes-ressources…). Ce processus est orienté par des fonctions de « guidage » (cognitif, corporel, émotionnel, règles de l’art). Agir avec éthique, c’est intégrer dans ces fonctions le « guidage éthique » et le mettre en œuvre[2].

En m’inspirant des travaux de recherche d’André Lacroix sur l’éthique[3], je distinguerai deux types de guidage éthique :

 Le guidage par les codes déontologiques. Ceux-ci contiennent des valeurs ou des obligations morales à appliquer, des droits et des devoirs à respecter qui permettent d’estimer si une décision ou une action est bonne ou mauvaise moralement. Il peut s’agir des règles de confidentialité concernant la santé des patients pour une profession médicale, de la transparence des décisions et de la sincérité budgétaire pour les responsables des collectivités territoriales, du respect des lois fiscales pour un comptable.

Cette « éthique » se situe dans la tradition ancestrale des ordres professionnels dans lesquels le professionnel fait le serment de respecter un ensemble de règles de comportement vis-à-vis de ses clients. Des instances légitimées émettent des règles et sont chargées de veiller à leur bonne application.

Je rattache à cette éthique la notion ancienne, et trop souvent oubliée, de « conscience professionnelle » qui concerne le travail bien fait selon les règles de l’art et la transparence du travail réalisé. Il serait, par exemple, contraire à cette éthique de masquer à un client des erreurs de montage d’une installation électrique, des imperfections de peinture d’un bâtiment ou d’un véhicule automobile.

Ce type de guidage n’est pas sans limites. Il peut être perverti par un excès de règlements provenant de diverses instances. Ces injonctions hiérarchiques souvent contradictoires ne sont pas sans effets de déresponsabilisation et de désengagement dans des situations de crise.

– Le guidage par un jugement éthique permet d’estimer si une décision à prendre dans une situation à dilemmes est juste ou injuste au regard des principes éthiques énoncés et des effets qu’elle peut produire sur les sujets qui en ressentent les conséquences. C’est ce qu’André Lacroix nomme « le jugement éthique autonome ».

Les situations à dilemmes sont des situations complexes où existent des conflits entre des valeurs et où il convient de trouver des compromis acceptables et explicables, considérés comme justes tout en n’étant pas totalement satisfaisants. Cette faculté de jugement consiste à savoir discerner les enjeux éthiques, à les prioriser, à élaborer plusieurs scénarios de choix et à en anticiper leurs diverses conséquences en termes de risques et de bénéfices, à se décentrer pour prendre en compte et comprendre les divers points de vue existants. Un exemple caractéristique est celui des situations à dilemmes auxquelles doivent faire face les équipes de réanimation dans les hôpitaux. Dans leur travail habituel, les réanimateurs ont des choix à faire concernant les patients qui peuvent et doivent bénéficier d’un service de réanimation. Ces choix éthiques sont fondés sur une appréciation de l’évolution probable des patients, de leur capacité à « s’en sortir », de leur qualité de vie en autonomie à la suite du choc brutal que constitue la réanimation sous coma artificiel et avec intubation.

La prise en charge du Covid-19, dans un contexte de pénurie d’appareils respiratoires, a entraîné des choix encore plus tragiques de priorisation des patients en ayant à considérer à la fois le respect absolu de la valeur individuelle de chaque personne, quelle que soit sa vulnérabilité, et la nécessité de réserver les insuffisants moyens de traitement disponibles à ceux qui pouvaient être sauvés[4].

Des ressources personnelles à mobiliser

Un jugement éthique suppose de savoir mobiliser diverses ressources personnelles en termes de capacités :

– une capacité à prendre un recul réflexif sur la complexité de la situation à dilemmes et des effets des décisions susceptibles d’être prises ;

– une capacité d’empathie permettant de prendre en compte le point de vue d’autrui, d’être en résonance par rapport à ce qu’il ressent ou pourrait ressentir ;

– une capacité à délibérer avec d’autres et donc à coopérer pour aboutir à une décision considérée collectivement comme le plus juste et équitable. Elle nécessite un climat de confiance, une considération mutuelle qui relève de l’« art d’interagir avec les autres[5] ». Dans les hôpitaux confrontés en France au pic de la pandémie en 2020, les cellules de crise ont permis d’expérimenter des pratiques de délibération collective entre soignants et directions prenant en compte la singularité des patients[6] ;

– une capacité de décision pouvant aboutir à engager une action ou à l’inhiber.

Des modalités diverses de formation à l’éthique

En dehors de toute exhaustivité, je mentionnerai rapidement les modalités de formation suivantes :

La prise en compte systématique de l’exigence éthique dans une formation professionnalisante. C’est le cas par exemple dans la formation des apprentis chez les Compagnons du devoir. Les valeurs de conduite à tenir (qualité des rapports humains, honnêteté, transmission des compétences aux plus jeunes…) font l’objet d’une règle et sont sans cesse présentes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des maisons de Compagnons.

L’organisation des retours d’expérience sur le traitement des situations à dilemmes. Réalisées en situation de travail, ces expériences conduites avec méthode permettent de tirer des enseignements sur la façon de progresser dans le traitement des situations à dilemmes.

Les mises en situation à dilemmes simulées. Elles se réalisent avec des modalités variées (études de cas, jeux de rôles, simulateurs, situations virtuelles). Centrées sur des dilemmes à traiter collectivement, elles donnent par l’organisation systématique de débriefing la possibilité de se distancier de façon critique et constructive de ce qui a été vécu : jugements éthiques, processus de délibération, arbitrages, compromis, prises de décision.

Les dispositifs d’échange de pratiques professionnelles. Face à un même type de situation à dilemmes située dans des contextes distincts, plusieurs professionnels porteront des jugements éthiques différents ou semblables, prendront ou non les mêmes décisions, agiront ou non de façon similaire. Échanger sur ces pratiques professionnelles peut donner lieu à une formation mutuelle très intéressante.

L’étude des œuvres de fiction romanesque. Cette modalité de formation pourrait paraître étrange a priori. Mais l’exploitation de fictions littéraires (romans, nouvelles…), comme l’étude de certaines œuvres de Kafka, Camus ou Dostoïevski, peut constituer un véritable « laboratoire des cas de conscience » et être riche d’enseignements pour développer la réflexion éthique[7]. La lecture de romans permet de s’identifier à des personnes et à leur contexte ; d’entrer dans leur complexité, leurs contradictions, leurs dilemmes, leur vulnérabilité ; de résonner émotionnellement à ce qu’ils disent éprouver ; d’entendre des récits qui pourraient être les nôtres et pour lesquels nous n’avons pas les mots pour les dire[8]. Ces récits permettent de mieux connaître et de faire progresser ses propres façons de prendre en compte la dimension éthique de ses processus de décision et d’action. Savoir agir avec éthique peut être l’objet d’une formation, mais il ne saurait être oublié que la possibilité d’agir avec éthique fait partie de la qualité du travail si nécessaire aujourd’hui pour les professionnels.

[1]- David Le Bailly, « Pascal Payet, le roi de la belle et les bras cassés », Le Nouvel Observateur, no 2856, 2019.

[2]- Pour davantage de précisions sur la définition du professionnel compétent et sachant agir avec éthique : Guy Le Boterf, Développer et mettre en œuvre la compétence, Eyrolles, 2018, et « Agir en professionnel compétent et avec éthique », Éthique publique, Vol. 19, n°1, 2017.

[3]- André Lacroix, « La dimension éthique de l’organisation du travail » et « La compétence éthique : levier d’insertion de la démocratie au travail », Éthique publique, Vol. 11, n°2, 2009, et Vol. 19, no 1, 2017.

[4]- Guy Le Boterf, « La prise en charge des Covid-19. Quelle situation professionnelle ? Quelle réponse en termes de professionnalisme ? », Gestions hospitalières, n°597 (juillet 2020).

[5]- Corine Pelluchon, Éthique de la considération, Seuil, 2018, coll. « L’Ordre philosophique ».

[6]- Donatien Maillet, « Plaidoyer pour un apprentissage de la délibération dans les établissements de soin », dans Le soin en première ligne – Chroniques de la pandémie, Dir. Frédéric Worms, Jean-Christophe Mino, Martin Dumont, Presses universitaires de France, 2021

[7]- Frédérique Leichter-Flack, Le laboratoire des cas de conscience, Alma Éditeur, 2012.

[8]- Corine Pelluchon, op.cit.