« Les cadres CFDT face au changement technologique », tel est le titre de l’article paru dans le numéro spécial de la revue Cadres édité à l’occasion des 40 ans de la CFDT Cadres en 2008 :

« C’est à partir du début des années 1970 que la CFDT s’intéresse particulièrement aux enjeux des changements technologiques, principalement le nucléaire et l’informatique. Ces deux technologies posent des questions plus larges que celles abordées par le syndicalisme traditionnel… Elles soulèvent des questions de conditions de travail, mais aussi de conditions de vie, d’écologie et de modèle de développement… Pendant de longues années, la CFDT est la seule organisation syndicale à s’intéresser à ces questions. Depuis cette époque, l’UCC joue un rôle déterminant dans les réflexions et les luttes syndicales concernant les changements technologiques et organisationnels, et en particulier ceux liés à l’informatique ».

La question « nucléaire » (civil et militaire) est devenue un thème crucial au niveau mondial et l’univers « informatique » a envahi voire renouvelé tous les secteurs économiques et culturels, toutes les professions et (presque) tous les instants de la vie personnelle et de la vie de travail.

Comme le retrace l’article, au fil de ces 40 ans, la CFDT Cadres a mené et poursuit encore un travail autour de l’informatique et de son incidence sur le travail en différentes directions (voir supra). Ses propositions ont pesé dans le débat public et les négociations. Le comité national de la CFDT Cadres 2012, réuni les 21 et 22 juin, a rassemblé, actualisé et affûté notre vision syndicale quant à l’impact des technologies de l’information et de la communication sur le travail des cadres et quant aux évolutions à venir de ces technologies.

Sur les autres domaines technologiques, la CFDT Cadres a plutôt été discrète ou absente dans le domaine réflexif ou revendicatif. Certes, on trouvera çà et là dans la revue Cadres des contributions liées aux sciences et autres technologies. Dans la décennie écoulée, le sujet des risques a mobilisé deux numéros. Plus récemment, le numéro sur les ingénieurs a effleuré la question. Le groupe de travail actuel « chercheurs » va aborder la question des nanotechnologies. Le dernier séminaire de l’OdC invitait à réfléchir sur « Science et société : recherche, innovation, progrès ». Ce double numéro sur les technologies numériques de l’information et de la communication est donc bienvenu.

Cette « discrétion » est-elle le signe d’une difficulté à concrétiser une pensée ? Est-ce que nous considérons que cela est du ressort des experts ? Au sein de la CFDT, il ne se fait pas rien, mais l’ensemble est épars, à l’exception de quelques questions technologiques qui percutent ou traversent nos champs professionnels ou les surplombent (nanotechnologies, biomédicaments, rfid,...).

Une action syndicale continue autour des TNIC

Il y a plus de 30 ans, en 1979, étaient rendues publiques par Edmond Maire « Neuf propositions des cadres CFDT pour permettre le contrôle des investissements informatiques par les travailleurs ». De celles-ci découlera en 1982, via les Lois Auroux, l’introduction dans le code du travail de l’obligation de consultation du comité d’entreprise (CE) préalablement à tout projet important d’introduction de nouvelles technologies et le droit du CE à l’expertise technologique réalisée par un tiers.

Il y a 20 ans, dans une « charte des libertés des cadres en entreprise », la CFDT Cadres pointait déjà « L’intrusion des moyens les plus modernes (qui) rend nécessaire de négocier et de contrôler très précisément leur usage et leur finalité dans le milieu de travail ». Et d’affirmer :

« Le principe doit rester celui de l’imprescriptible liberté de l’individu, même dans le cas de la « subordination » découlant du contrat de travail. »

Déjà, l’exigence de la non-intrusion dans la vie privée était posée (ni par la collecte, ni par le recoupement des données). Le principe de « la collecte et le stockage des seules données indispensables à l’exercice de l’emploi et pour une durée strictement utile » était revendiqué, tout comme l’utilisation des messageries électroniques ou des badges de circulation ne devant pas entraver l’usage du droit de se syndiquer.

Il y a 10 ans, la CFDT Cadres émettait 12 propositions relatives à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans les entreprises et les administrations. Les points d’attention de l’époque étaient : les intranets DRH (consultation, négociation, articulation avec le règlement intérieur, utilisation par les sections syndicales et les IRP, liste de diffusion, moyens syndicaux, confidentialité des messages syndicaux), l’habilitation des administrateurs réseaux et le droit à la déconnexion. Internet ne posait pas vraiment encore de questions syndicales.

A « l’extérieur » des entreprises pourtant, la décennie 2000-2010 aura été marquée par la montée en puissance de l’Internet et de ses réseaux et, du côté des acteurs, par l’aventure du Forum des droits sur l’internet, aventure à laquelle la CFDT Cadres a largement contribué. Ce Forum avait pour ambition de porter les questions de régulation de ce nouvel espace : il a fermé la porte faute de subventions publiques, au moment même où émergeaient les premières « affaires » où la libre expression de citoyens salariés sur internet percutait le droit disciplinaire de l’entreprise.

En 2004 apparaît dans le code du travail la question de l’accès aux intranets et messageries d’entreprise pour les organisations syndicales par la négociation volontaire… la bonne volonté patronale a rarement été au rendez-vous depuis, ce qui n’a pas empêché les équipes syndicales de communiquer notamment sur Internet. Et il aura fallu attendre 2012 pour qu’une circulaire vienne ouvrir l’espace web interne dans la fonction publique.

2005 est l’année du télétravail, négocié au niveau national par les partenaires sociaux, puis étendu en 2006, c’est-à-dire que son contenu est devenu opposable à toutes les entreprises représentées par les organisations patronales signataires. Il y a encore beaucoup de télétravailleurs et d’entreprises dans l’illégalité (pas d’avenant, pas de déclaration aux IRP…). La CFDT Cadres a été le moteur de cette négociation nationale et contribue encore aujourd’hui à l’actualisation de cette question et à la diffusion des informations utiles aux équipes syndicales.

Début 2012, deux lois viennent asseoir le droit au télétravail dans les fonctions publiques et dans le secteur privé. La charnière des années 2011 – 2012 voit également des « espaces de dialogue intermédiaire » se saisir de ces questions. Ainsi, l’ORSE a mené un travail et publié des recommandations portant successivement sur l’usage des messageries électroniques dans le travail et sur la négociation du télétravail. De même, l’Observatoire de la Parentalité en Entreprise vient de publier sur ce sujet une aide à la négociation et à l’action. La CFDT Cadres a été sollicitée sur ces différents chantiers externes. Il serait intéressant de faire un benchmark CFDT sur l’action réelle en ce domaine des entreprises qui soutiennent ces deux observatoires !

En ce début d’année, l’Union Régionale CFDT Île de France a organisé avec la CFDT Cadres deux rencontres qui ont « fait le plein » de militants : l’une consacrée à l’impact des TNIC sur la conciliation vie privée / vie professionnelle et l’autre au télétravail. On y a bien senti la montée des préoccupations syndicales autour des usages de ces technologies.

Cette décennie aura donc ouvert via le dossier télétravail une fenêtre pour négocier l’usage des TNIC dans le travail. Si les destinataires principaux de l’accord sont les futurs télétravailleurs, l’accord peut et doit être bénéfique pour tous les autres, managers et collectifs de travail, et ainsi pour notre visibilité et notre image CFDT. Notre volonté syndicale pourra se heurter çà et là au refus patronal. Mais pour combien de temps ?

Négocier le télétravail c’est la possibilité de penser l’organisation du travail et le lien managérial, de mettre en place du télétravail hors de la complaisance ou de la récompense managériale, de discuter de l’usage raisonné de la messagerie pour tous, des plages horaires de joignabilité à distance, du respect de la vie privée. Bref du droit à la déconnexion !

Droit, devoir et pouvoir de déconnexion

En 1995, la CFDT Cadres écrivait déjà la nécessité de négocier le droit à l’isolement et le droit de coupure : pouvoir s’isoler pour se concentrer dans le travail, pouvoir se décentrer vraiment et totalement hors travail. En 2002, ces deux droits n’en font plus qu’un dans notre vulgate syndicale, celui de la déconnexion.

A l’époque les cadres ne sont que 18 % à revendiquer un droit à la déconnexion négocié pour protéger leur vie privée (enquête TEQ Cadres 2002). En 2010, les jeunes cadres interrogés par l’Apec et la CFDT Cadres sont 60 % à estimer utile la négociation des conditions d’usage des nouvelles technologies dans le travail et plus encore (66 %) celle de mesures pour faciliter l’équilibre vie privée / vie professionnelle.

Force est de constater qu’il faut revisiter cela tant les dimensions sont multiples entre droit, devoir et pouvoir. On peut raisonner en fonction des différents risques.

Le risque santé : le droit au repos, rappelé avec force par la Cour de Cassation fin juin 2011, impose que l’entreprise se déconnecte de son salarié a minima 11 heures par jour. Ce devoir patronal est un droit imprescriptible, le droit de coupure. La question n’est pas nouvelle, mais la complicité et la simplicité des TIC en ont grandement renforcé l’incidence. « Se débrancher et se déconnecter est une question d’équilibre et de santé. » (Plaquette CFDT Cadres).

Le risque professionnel : le droit à l’isolement, le droit à ne pas être sollicité en permanence, le droit à n’être pas que ce « cadrus interruptus » dénoncé par Yves Lasfargue, est une nécessité si l’on veut préserver le temps de penser, le temps de mener sa pensée, le temps de décider. On ne peut « répondre de » si en permanence on doit « répondre à ». « Se méfier de l’immédiateté : le recul et la distance sont indispensables pour décider et manager. » (idem)

Le risque de l’exposition universelle sur la toile : quelques mots dénigrants sur Facebook, exposés à la face du monde (même s’il s’agit d’un tout petit monde), peuvent conduire au licenciement. Le devoir de déconnexion s’impose sur ces espaces ouverts, en y déconnectant ce qui relève du pro et ce qui relève du perso. « Se protéger : son image, son intimité numérique, sa notoriété. Les amis de mes amis sont-ils des amis ?! » (idem)

Le risque de la fascination : l’immensité des possibilités des technologies numériques fascine, la technique est devenue un monstre sacré. On peut y perdre sa lucidité, son gros bon sens des réalités. Comment prendre de la distance avec la technique ? « Si tout est possible, tout n’est pas permis » (idem).

Le risque de la privation de liberté : de la connexion peut naître la surveillance, le contrôle en permanence, la commande en flux continu (cf. les préparateurs de commande, les téléopérateurs, les chauffeurs routiers) avec son cortège de risques induits (TMS, routiers…). Pour les cadres, ce contrôle continu, ce reporting permanent, est antinomique avec la promesse d’autonomie, laquelle sera certes toujours relative dans le contexte de subordination. Le droit à la déconnexion doit être une expression du devoir de reprendre prise sur son travail, du pouvoir d’agir.

Le risque de l’addiction : « cuisine et dépendances ». Le smartphone ou la tablette sont devenus les lieux à tout faire, travail et hors travail, là où tout se concocte, tout se mélange, tout est dans tout, tout le temps, tout se cuisine ensemble, tous bien sur la toile serrés, avec le formicable. Du bruissement permanent à l’abrutissement il y a un court chemin, un raccourci. Quant à la dépendance, il n’y a qu’à observer nous autres semblables dans la rue.

Le risque sociétal : si le travail envahit tout l’espace par la connexion permanente ainsi possible, comment vivre pleinement nos autres espaces de vie : vie personnelle et culturelle, vie familiale et relationnelle, vie associative et citoyenne ? Sans oublier les espaces temps nécessaires au maintien en forme et à la formation ! Il s’agit là de mieux se reconnecter avec soi-même, les autres et la société, gage d’équilibre y compris pour l’entreprise.

Le droit à la déconnexion : nouvel instrument juri dique ou nouvel horizon politique ?

Dans un rapport sur le télétravail rendu au ministre Besson en ce début du mois de mai 2012, le cabinet GreenWorking alerte sur le vide juridique relatif au droit à la déconnexion : « Le télétravail… remet profondément en cause les notions de temps et de lieu de travail tels qu’ils sont définis dans le code du travail. L’enjeu pour préserver un salarié autonome dans la gestion de ses tâches et de son temps ne passe plus tant par le contrôle du temps de travail que par le respect du droit à la déconnexion. Ce vide juridique face à des TNIC de plus en plus invasives pose problème : ce droit à la déconnexion est en effet le seul qui peut garantir aux travailleurs de la connaissance un équilibre psychologique satisfaisant. »

Mais un vide juridique rempli en fera naître un nouveau : ainsi de l’inscription du télétravail dans le Code du travail ! Peut-on agir différemment ?

« Se déconnecter est la meilleure façon de se parler » : sous ce titre, un article de presse attire l’attention sur le travail d’une chercheure américaine, Leslie Perlow. Son ouvrage relate l’expérience menée dans un grand cabinet de conseil dont les consultants sont équipés de smartphones connectés en permanence. Il a été demandé « aux membres de chaque équipe de consultants de se coordonner pour que chacun d’entre eux puisse bénéficier d’au moins un temps hebdomadaire de déconnexion totale au cours duquel la norme est de ne pas se connecter. La mise en œuvre de ce changement modeste a eu des effets positifs spectaculaires… satisfaction des salariés… perception du climat de travail… amélioration de la communication entre les salariés… »

Cette expérience « autogestionnaire » vient enrichir la palette de ce qui peut être fait pour reconquérir le pouvoir de déconnexion face aux TNIC, le pouvoir de penser : de façon auto-organisée ici traduisant un « engagement collectif », par le dialogue managérial pour la joignabilité des salariés télétravailleurs, de façon concertée pour contrecarrer l’invasion des mails et réguler le devoir de réponse (cf. les préconisations de l’ORSE), etc.

Ce temps personnel de déconnexion passe d’abord ici par un temps collectif de déconnexion. Dans cet exemple, le droit d’expression est devenu un devoir d’expression ou encore un pouvoir restitué au collectif de travail. L’article ne dit pas la posture et le rôle joués par les partenaires sociaux dans cette démarche. A nous de l’inventer ?!

Et après ?

Le présent article a effleuré au passage deux objets sociaux nés il y a 30 ans et entrés dans le code du travail via les lois Auroux : l’expertise technologique diligentée par les comités d’entreprise et le droit des salariés à l’expression directe et collective sur leurs conditions de travail. Ces outils, tombés presque en désuétude, peuvent, en ces temps faits de complexité et de perplexité, trouver une actualisation au travers d’une articulation et d’une intelligence renouvelées de nos outils sociaux. Le prochain colloque confédéral sur les lois Auroux, le 11 septembre 2012, y contribuera.

Au-delà du droit réglementaire d’intervention des élus et des salariés, il y a lieu d’envisager et d’encourager l’intervention des organisations syndicales pour impulser le dialogue social sur toutes ces questions et engager la négociation collective. Puces RFID, biométrie, video et cyber surveillance 24/24, 4G et 3.0… autant de technologies qui imposent de négocier des règles d’usage par tous et pour tous afin de cadrer les pratiques intrusives, déviantes ou excessives et de stimuler les opportunités innovantes. Le télétravail a marqué un premier pas, a ouvert la voie. La négociation sociale sur ces technologies doit pouvoir être menée depuis le niveau européen jusqu’à celui de l’entreprise ou de l’administration.

Agir ainsi sur le travail, sur les TNIC dans le travail, c’est remettre de la qualité dans le travail, de la qualité de vie sociale dans le travail, et rendre notre travail ensemble plus efficient, porteur de satisfactions, porteur de qualité de vie au travail, thème en jeu dans les prochaines négociations des partenaires sociaux pour l’année 2012.

Salariés à part entière : 40 années de cadres CFDT, numéro 430-431, septembre 2008

Plaquette CFDT Cadres : « Le travail 24h/24. Droit et devoir de déconnexion »