Savoir développer des stratégies sociales professionnelles fait partie des compétences informelles, c’est-à-dire toutes les compétences qui permettent d’optimiser l’activité professionnelle et qui ne sont pas liées à une formation ou à des critères de compétences ou de savoirs définis par le poste. Ainsi on peut dire que le comportement du salarié devient une valeur stratégique et une compétence informelle contrôlée, mesurée. Savoir-être et savoir-faire coexistent sur la même échelle de valeurs et semblent même parfois équitables quand on se rapproche des métiers à forte activité intellectuelle. Lors des entretiens d’embauche, la plus classique de ces compétences informelles est donc notre « capacité sociale ». Elle se traduit par des expressions comme « aime travailler en équipe », « grande aisance communicationnelle », « esprit leader », ou encore « adapte sa communication aux collaborateurs et leur culture », que j’avais relevées, un peu perplexe, dans le texte d’une offre d’emploi de manager pour une entreprise de service à la personne. Dans l’hypermodernité, de nouvelles compétences informelles se révèlent et elles sont singulièrement techniques, je dirais même, numériques. Les dispositifs offerts par l’hypermodernité ont au contraire tendance à nous éloigner des stratégies connues et attendues. Les technologies d’information et de communication, les TIC, nous demandent de déployer de nouvelles formes communicationnelles, interactionnelles, mais aussi réorganisent notre manière de travailler, de recevoir et de traiter l’information. Cela nous engage, corps et esprit, bien différemment dans l’activité de travail. Dans cette culture, que je m’amuse à désigner comme celle de « l’écriture-outil », ce sont bien d’autres compétences informelles qui vont se déployer dans l’entreprise.

Dans un mouvement global d’hypermodernisation sociétale, s’est inscrite progressivement (mais bien trop rapidement) l’idée que l’informatique appartenait à notre culture et qu’au-delà d’un aspect fonctionnel, que toute formation prescriptive délivre (ce qui reste encore le modèle pédagogique dominant des formations professionnelles aux outils logiciels et numériques professionnels), ce que nous pourrions désigner comme la psychologie d’usage n’est pas abordé. La psychologie n’est qu’effleurée, peut-être, par les guides de bon usage du numérique qui ont fleuri dans nos entreprises au milieu des années 2000. Le « reste » de nos compétences d’usage de l’informatique, notre capacité à vivre quotidiennement dans un environnement fait de dispositifs technologiques multiples, deviennent des sortes d’« attendus » implicites. Ils se résument à vérifier une capacité d’adaptation, lors de l’embauche, si les logiciels utilisés dans l’entreprise ne sont pas les mêmes que ceux maîtrisés par le candidat. Dans les nouvelles générations recrutées, le PIX (ancien C2I), certificat d’aptitude à l’environnement informatique, est délivré en milieu universitaire lors de la troisième année d’études (et pour certaines filières seulement). Étant donné la façon dont cette certification est réalisée, et le niveau moyen attendu pour l’obtenir, on peut facilement s’attendre à de grandes difficultés d’usage ou d’ajustements « pathogènes » qui, comme on le constate déjà, engendrent une masse accrue de travail, d’anxiété, de fatigue intellectuelle, dangereuse quand elle s’intègre dans une routine. L’éducation à l’informatique – comme on éduque au français, aux mathématiques, à la géographie et, plus tard, aux sciences sociales ou encore à l’économie financière – n’a jamais réellement démarré en France. En 1985, l’IPT[1] (plan Informatique pour tous) connaît un échec cuisant et coûteux. Plus d’un milliard de francs a été injecté pour former les élèves de primaire à l’usage de l’informatique. Alain Juppé, qui avait promis la formation des enseignants et un encadrement de pointe, voit son projet se stopper net en 1989. Les enseignants sont finalement peu formés, les dispositifs matériels manquent à l’appel ou leur complexité empêche justement de former les enseignants et de diffuser une pédagogie cohérente. Aujourd’hui, le B2I garantit un « certain » niveau de connaissance informatique dès le brevet, et des initiations au code, que connaissent certaines écoles, existent. Mais, cela semble faible comme dispositif face à une culture des technologies qui a développé des comportements de consommation au-delà des usages, qui orientent ceux-ci et semblent, au premier abord, donner un avantage aux nouvelles générations. Cela se répercute sur le recrutement, la gestion des ressources humaines, mais aussi, plus critique, dans des stratégies hiérarchiques qui reprennent à leur compte des produits issus de ces compétences informelles numériques.

Deux voies pourraient donner aux salariés une nouvelle dimension à leurs compétences informelles numériques, puisqu’elles semblent définir nécessairement la capacité stratégique globale de l’acteur au travail aujourd’hui. La première est celle du renouvellement des modèles pédagogiques de formation, comme le fait par exemple Emmanuel Baudoin, docteur en sciences de gestion qui étudie la transformation numérique des ressources humaines. C’est au management de garantir un usage maîtrisé de tous les dispositifs numériques nécessaires à l’activité. Autre voie, celle de la reconnaissance de ces compétences informelles. Déjà en 2015, la députée Sandrine Doucet présentait un rapport sur les valorisations existantes. Bilan maigre, outils surtout dédiés à la reprise d’études, mais très peu à la performance professionnelle. Tout comme être autodidacte vous promet beaucoup d’embûches lors des parcours de recrutement, avoir de hautes compétences numériques ne vous garantit aucun traitement de faveur particulier de la part de votre employeur. Nous ne sommes pas tous égaux face aux conditions d’usage des dispositifs technologiques. Mais, surtout, nous ne sommes pas tous en mesure de développer des capacités si elles ne nous sont pas demandées explicitement. C’est porter un autre regard sur la notion de compétence, mais aussi sur ce que travailler veut dire aujourd’hui, quand l’écriture – le fait de taper sur un clavier ou une dalle avec un ou plusieurs doigts – devient un relai quasi permanent entre le travailleur et le fruit de son activité.

[1]- L’IPT est issu d’un immense plan Calcul initié, dès les années 1960, pour informatiser le pays et développer la compétitivité française sur le marché de l’informatique.