L’un des pères de la démocratie américaine, James Madison, écrivait en 1788 que l’enjeu d’une élection était d’élever au pouvoir « les hommes les plus sages, les plus aptes à discerner le bien commun de la société » (Federalist Papers, 57). Deux siècles de démocratie nous ont appris que si la sagesse et la compétence des dirigeants ne sont jamais superflues, les vertus du débat sont plus essentielles encore. Mais la question de la compétence n’a jamais disparu, et elle a pris depuis quelques décennies une importance nouvelle, une importance cruciale dans un monde de plus en plus complexe et incertain.

La figure de l’expert émerge d’abord comme une réponse simple, presque naturelle au besoin de compétences pointues. Qu’un dirigeant politique ou économique prenne conseil auprès d’un spécialiste, qui songerait aujourd’hui à s’en étonner ? C’est même le contraire qui serait inquiétant. Mais le recours aux experts est peu à peu apparu comme un moyen de dévoyer l’exercice de la délibération, tant dans le champ politique que dans celui, toujours fragile, de ce l’on nomme parfois la démocratie d’entreprise.

Sa légitimité scientifique ou technique situe l’expert dans d’autres espaces de débat, face à ses pairs ; en revanche son intervention dans les débats profanes évoque souvent celle des clercs médiévaux. Elle porte en elle sa propre autorité, s’impose d’en haut, se formule dans un langage clos sur lui-même, qui n’admet pas la contestation. Les dirigeants qui ont recours aux experts peuvent en jouer. Pot de fer contre pot de terre, l’expertise n’a-t-elle pas bien souvent pour fonction d’éviter le débat, de légitimer par le savoir des décisions qui sont ainsi retirées de la délibération ?

La question s’est posée en politique. Elle se pose également quand les stratégies ou les choix organisationnels d’une entreprise sont externalisés, délégués à des consultants qui légitimeront par leur compétence une décision dont le « décideur » se défausse, une décision que sa technicité met à l’abri de toute contestation. Nous la connaissons aussi dans nos organisations syndicales et dans les débats entre partenaires sociaux.

Il est essentiel dans ces conditions de réinstaurer les conditions d’une vraie délibération, que ce soit dans les affaires publiques ou dans celles qui touchent à la démocratie sociale. Cela suppose de réinsérer la parole experte dans le jeu pluriel des paroles profanes. Comment ?

En mobilisant une expertise plurielle, tout d’abord. Dans le débat public, cela passe par une culture de la confrontation organisée, par la reconnaissance pratique de la diversité des voies et des méthodes. Cela passe aussi par un effort des acteurs de se mettre au niveau, ce qui requiert un effort de formation. L’expertise réelle que l’on trouve dans le syndicalisme, en particulier, doit être valorisée, mais elle doit aussi s’articuler plus étroitement à l’expertise académique ou technique, faute de quoi le syndicalisme perdra pied. On pense en particulier à la culture juridique et économique, essentielles sur des sujets où le diable est dans les détails.

Des capacités de contre-expertise sont nécessaires, qui peuvent passer par le recours à d’autres experts, comme le font notamment les comités d’entreprise lorsqu’il est question de se prononcer sur un plan de sauvegarde de l’emploi. Mais n’y a-t-il pas un risque de déléguer l’argumentation, la discussion, la décision à ce second expert ? Comment construire une relation équilibrée ? Ce sont de vraies questions, auxquelles il importe de réfléchir sérieusement.

Mais les acteurs institutionnels doivent également prendre conscience de la montée en puissance de l’expertise citoyenne, de la ressource que constituent des hommes et des femmes souvent bien formés, quelquefois aussi pointus que les meilleurs spécialistes et qui aspirent à entrer dans les différentes sphères du jeu démocratique. Quelle place leur faire, comment mobiliser cette expertise sans pour autant assécher la délibération ? Là encore, la question est posée. Ce numéro offre quelques pistes de réflexion sur un bon usage de l’expertise, c’est-à-dire une meilleure articulation des différentes formes d’expertise.

In memoriam

Julie Taverny nous a quittés le mois dernier, au terme d’une longue maladie qu’elle a traversée avec le courage et la dignité que nous lui connaissions. Assistante administrative de l’Union confédérale des ingénieurs et cadres CFDT pendant vingt ans, elle a été la véritable permanente d’une équipe qu’elle avait rejointe en 1968, alors que l’UCC n’avait que huit mois. Elle a accompagné les débuts de l’équipe administrative actuelle et nous continuions à avoir régulièrement de ses nouvelles. Elle laisse le souvenir d’une personnalité forte, droite, ne supportant pas la mièvrerie ni le racisme, généreuse, se dépassant sans compter pour des causes justes. Plus qu’un souvenir, un modèle ; ceux qui l’ont connue ne l’oublieront pas.