Elle n’en finit pas de revenir, cette question du temps. On l’a d’abord traitée à grande échelle, en essayant de trouver une juste mesure entre l’activité et la non-activité, dans une société minée par le chômage et atteinte par le choc démographique : ce furent les 35 heures, puis la réforme des retraites et le plan seniors.

Sur des modes différents, il s’agissait de restaurer un équilibre entre un monde du travail sous pression et des mondes de l’inactivité dont le coût pesait de plus en plus lourd, non pas seulement sur cette abstraction que l’on appelle les comptes sociaux, mais bien sur les épaules des salariés. Partager le travail, redessiner la frontière séparant les actifs des retraités, telle fut la grande affaire des dix dernières années ; une affaire qui n’est d’ailleurs pas près de se conclure, tant il est difficile en la matière de trouver des solutions durables.

L’une des difficultés rencontrées fut l’approche globalisante de l’une et l’autre réforme. Sans doute les 35 heures ont-elles été négociées au plus près des lieux de travail, mais le pari d’une conversion des heures en emplois a-t-il été tenu ? Qu’est devenu le « A » de ARTT, cet aménagement qui donnait tout son sens à la réforme et s’est trop souvent perdu au fil des négociations ?

Si la réforme des retraites, quelle que soit par ailleurs la justesse de son principe, a paru aussi brutale, ce n’est pas seulement du fait de l’incurie des politiques et de l’irresponsabilité de certaines organisations syndicales prêtes à promettre la semaine des quatre jeudis. C’est aussi parce qu’elle taillait dans le vif des catégories et s’appuyait presque exclusivement sur une règle générale, là où une approche différenciée aurait peut-être permis un passage en douceur. Certes, les négociateurs ne peuvent pas prendre un à un le cas des dix millions de retraités des prochaines années, et l’idée d’une règle commune est fondamentale. Mais dans la mesure où l’enjeu est d’augmenter le taux d’emploi de la société française, ne pourrait-on imaginer de jouer davantage sur les stimulations, de permettre des fins de parcours professionnels différenciées, voire à la carte ?

C’est tout l’enjeu d’une approche par période et non par date butoir : et la question brûlante de l’emploi, ou plus précisément de l’activité des seniors est assurément la clé des négociations futures. Il nous faudra traiter la période des 50 à 70 ans comme une plage de transition, comme une certaine façon d’être actif, différente et valorisée comme telle, et non comme l’invraisemblable alternative qui épuise aujourd’hui ceux qui continuent à travailler en plongeant les autres dans une inactivité plus ou moins bien vécue.

On en vient alors à ce qui fait l’objet de ce numéro. Car on n’arrivera à rien sur l’emploi des seniors en raisonnant sur cette seule catégorie. Pour autoriser et valoriser des formes d’activité différenciées, c’est au cœur du monde du travail qu’il faut faire porter notre action. Ce qui est en jeu, c’est une norme venue tout droit de la société industrielle, un modèle unique d’activité et de carrière, particulièrement sensible chez les cadres, dont le représentant parfait est un homme entre 30 et 45 ans, pouvant compter sur son épouse pour se décharger du soin des enfants. Seul modèle reconnu vraiment dans nombre d’entreprises et d’administrations, cette norme renvoie à une forme de marginalité tous ceux qui n’en sont pas : les femmes, les trop jeunes, les trop vieux, et tous ceux qui pour une raison ou pour une autre, temporairement ou pas, souhaiteraient varier leur niveau d’investissement et de disponibilité. Ils peuvent le faire, sans doute ; mais à leur risques et périls.

Ce modèle unique a un double effet : il épuise ceux qui y sont, il exclut ceux qui n’en sont pas. C’est à cette discrimination de fait, aussi douloureuse pour ceux qui en sont victimes que pour ceux qui en bénéficient, qu’il faut s’en prendre aujourd’hui. C’est un choix de société, qui passe par une révolution dans le monde du travail.

Il s’agit, pour les organisations comme pour leurs salariés, d’envisager le temps non plus comme une quantité mais comme une dynamique : non pas une constante modelée par l’imaginaire de la machine, mais un jeu fluide entre le rythme de l’entreprise et celui de la personne, entre le temps de la vie et celui du travail. C’est la règle de ce jeu qu’il nous faut commencer à écrire.