Comment travailleront les cadres de demain ? La montée en puissance des thèmes du développement durable révolutionne les métiers et les manières de faire. Pour le meilleur – une plus grande attention au long terme, un sens donné au travail – et pour le pire, avec la prolifération des normes et les obligations du reporting. Aux indicateurs de gestion, à ceux des démarches qualité s’ajoutent désormais ceux de l’impact environnemental. Manager à l’ère du développement durable, ce ne serait que alors subir de nouvelles contraintes ? Ce serait une bien mauvaise nouvelle ; c’est pourtant un risque.

Le problème du développement durable, c’est que ses modèles ont été conçus à l’extérieur des organisations de travail et qu’ils s’y intègrent mal. Ils le font à la marge, dans le marketing et la communication, ou par le haut, sans souci du terrain. On repeint les usines en vert, sans changer les machines. Dans ces conditions, au lieu de redonner un sens au travail, l’intégration des thèmes du développement durable dans le monde du travail pourrait bien contribuer à rendre certaines décisions plus complexes, voire plus absurdes. Le monde du travail est soumis à des « injonctions contradictoires » toujours plus nombreuses – faire mieux pour moins cher, etc. N’y a-t-il pas aussi une contradiction entre les logiques toujours plus puissantes du profit à court terme et celles, émergentes, de la durabilité – pérennité de l’entreprise, santé de son personnel, qualité de son environnement ?

Nier cette contradiction serait une grave erreur, car elle est inscrite dans la définition même du développement durable. Son principe fondamental est en effet de faire apparaître les multiples dimensions – économique, sociale, environnementale – au sein desquelles se meuvent les entreprises. Ignorer ces différentes dimensions fut pour elles une tentation, ce sera de moins en moins possible. Leur environnement juridique et économique, la pression des normes et le souci de leur réputation (vis-à-vis des clients comme des investisseurs) leur imposent de nouvelles règles du jeu.

Ces règles sont embrouillées : les exigences de la législation et celles de la Bourse, par exemple, sont tout aussi contraignantes mais suivent rarement la même logique. Il arrive qu’elles le fassent, quand sous le masque de la défense de l’environnement se dissimulent des groupes de pression industriels. Mais en règle générale, croire ou feindre de croire que les nouvelles règles du jeu s’articulent harmonieusement serait plus qu’une naïveté, ce serait une faute. Il est au contraire essentiel de reconnaître entre les différents intérêts et forces en présence des divergences de rythme, de point de vue, de légitimité ; en un mot, des tensions.

Edmond Maire évoquait dans les années 1980 le « conflit des logiques ». La formule avait surpris : un responsable syndical mettait sur le même plan les revendications des salariés et les objectifs de l’entreprise. Mais elle semble aujourd’hui prémonitoire, car ce sont les entreprises elles-mêmes qui sont amenées à reconnaître d’autres logiques que celles qui ont longtemps guidé leur action – pour résumer, faire des bénéfices et conserver leur personnel.

Gérer la confrontation de ces différentes logiques est aujourd’hui une nécessité, pour des entreprises qui se conçoivent et se représentent comme des têtes de réseau. Cette confrontation est aussi au cœur du métier des cadres. C’est pourquoi nous insistons tant, au niveau syndical, sur la nécessaire reconnaissance de ces différentes logiques. Car si l’entreprise ne le fait pas au plus haut niveau, c’est aux cadres de terrain qu’incombe en dernier ressort la tâche de gérer les contradictions.

Se posent alors deux questions. La première est celle des marges de manœuvre et des capacités d’arbitrage dont ils disposent : d’où notre revendication d’une réelle responsabilité des cadres, qui leur donne les moyens de mettre en œuvre la responsabilité sociale des entreprises et non simplement d’en subir les contraintes.

Le deuxième question est celle du savoir-faire. Comment gérer la nouvelle confrontation des logiques ? Sur quels savoir-faire s’appuyer ? C’est toute la question posée par ce numéro, qui interroge en particulier la formation des futurs cadres au regard des exigences du développement durable. Bien plus que de simples compétences techniques, c’est de capacités à organiser la confrontation, à identifier les parties prenantes, à travailler avec ces parties prenantes qu’auront besoin les cadres de demain. Par rapport à l’enseignement classique du management, c’est une petite révolution qui est en marche. Quelques écoles l’ont compris, et non des moindres. On pourrait ajouter que le syndicalisme est, lui aussi, une bonne école.