Je voudrais ici illustrer et commenter ces enseignements en m’appuyant sur une intervention récente dans une école d’ingénieurs en informatique de la région parisienne.

Parler dans la discipline de l’apprenant

Si l’éducation au développement durable suppose sensibilisation, information et formation aux concepts de base, il apparaît vite nécessaire d’en parler dans des contextes d’application et dans le langage métier de celui qui fait, de celui qui produit. En dehors des quelques métiers dédiés au développement durable dans les entreprises, qui ne concernent somme toute que quelques postes et exigent des compétences spécialisées, la question des compétences se joue dans les processus, les activités, les tâches, les modes d’organisation et de management. Et cela dépend fortement du contexte de mise en œuvre. Il va de soi en effet que l’identification des risques économiques, sociaux, sociétaux, environnementaux, ne produira pas les mêmes résultats dans le secteur de la chimie, des travaux publics, des collectivités territoriales ou celui de l’informatique.

Comment parler développement durable dans la discipline de l’intéressé, de l’opérateur, de l’ingénieur ou du futur jeune diplômé, voilà une question essentielle. Sans doute n’existe-t-il pas une seule réponse mais des réponses. Le retour d’expérience dont je vous fais part ici apporte un éclairage sur ces réponses. Il concerne un secteur particulier, l’informatique, que l’on pourrait trouver bien éloigné des préoccupations classiques de développement durable et de risques environnementaux. Et pourtant, à y regarder de plus près, « le développement durable pourrait bien se nicher là où naturellement nous n’irions pas le chercher », pour reprendre l’expression d’un élève ingénieur, à l’issue de la présentation que j’avais effectuée en mars 2008 dans son école d’ingénieurs en informatique.

À la première question adressée aux 80 étudiants rassemblés dans l’amphi, « Informatique et développement durable, cela vous évoque quoi ? », les premières réponses étaient pour le moins diversifiées, allant de « rien » au « recyclage des déchets électroniques », ou à la « consommation électrique des matériels ». Autant de premières réponses se rapportant au thème environnemental et pour être plus précis, écologique. Rien de plus classique, tant le développement durable est le plus souvent réduit à cette seule dimension, qui concentre il est vrai le plus de risques et de contraintes.

La dimension économique, si évidente soit-elle pour les employeurs et chefs d’entreprise, est loin de l’être pour tous les acteurs et ne saute pas aux yeux des élèves ingénieurs. Quant à la dimension sociale et sociétale, elle fait le plus souvent figure d’oubliée, ou de grande perdante de la montée en puissance des thèmes du développement durable et de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Je me suis donc efforcé devant ce public d’élèves ingénieurs de décliner chacune de ces dimensions du développement durable dans le langage et les pratiques de leur discipline.

L’informatique durable

L’informatique verte. Peu d’élèves mais sans doute aussi peu d’informaticiens en activité ont connaissance des chiffres caractérisant le secteur en matière de consommation et donc de coût énergétique ou de recyclage des déchets. Ils connaissent encore moins les initiatives prises par certaines entreprises du secteur. L’informatique verte est pourtant une réalité. À l’échelle européenne, le coût de la collecte et du recyclage des déchets électroniques s’élève à 900 millions d’euros par an, 600 pour la collecte et 300 pour le traitement. Cela représente 1% du coût du produit fini.

La consommation électrique des centres informatiques a doublé entre 2000 et 2005 (45 milliards de KWH en 2005, soit 7,2 milliards de dollars). Les NTIC contribuent globalement pour 2% à l’émission de CO2, soit autant que l’aviation, un pourcentage qui pourrait grimper jusqu’à 30% à l’horizon 2030, si aucune mesure n’est prise, selon une étude du Gartner Group. Ces quelques chiffres suffisent à justifier les initiatives prises par la Commission Européenne et par certains constructeurs et opérateurs, ces dernières années. Deux directives européennes, 2002/95/CE et 2002/96/CE, transposées en droit français, sont désormais applicables. Elles imposent aux entreprises de recycler leur matériel informatique. Le surcoût de 0,5€/kilo pour un écran et 0,4 pour les autres composants est répercuté sur le prix de vente. Les poids lourds mondiaux de l’informatique que sont IBM, Microsoft, Intel, AMD, Dell, HP ont créé un consortium Green Grid pour optimiser la consommation électrique des ordinateurs. L’initiative Climate Servers Computing du World Wild Fund a pour objectif une réduction annuelle de CO2 de 54 millions de tonnes, soit l’équivalent de 11000 véhicules retirés de la circulation. Ces dernières années ont vu se multiplier les labels, Blue Angel, Epeat, TCO, Energy Star, 80 Plus et les programmes environnementaux liés à l’informatique, témoignant d’une réelle prise en compte de la dimension écologique par ce secteur d’activité. L’informatique verte existe donc, les chiffres parlent, mais cette entrée ne saurait être la seule.

L’informatique économiquement soutenable. Qui n’a pas en tête un grand projet informatique qui ait dérivé en coûts et en délais, dont les résultats obtenus aient été loin des résultats escomptés ou de la qualité attendue, ou encore une sous-traitance ou une délocalisation d’activités dont le retour sur investissement n’a jamais pu être prouvé ? Mauvaise prévision, coûts cachés, ignorés, sous-estimés par un chef de projet informatique prêt à quelques sacrifices financiers pour équilibrer un budget prévisionnel et obtenir ainsi un feu vert pour la réalisation de son projet, les exemples ne manquent pas de projets peu viables, de réalisations peu maintenables. Au moment de la formalisation du business plan, du calendrier, du budget du projet, mais surtout au moment de la prise de décision, n’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur les points suivants : le projet est-il atteignable, est-il viable ? Le résultat attendu est-il quantifiable, mesurable et selon quels critères, y compris extra-financiers ? Le produit fini est-il acceptable par les utilisateurs finaux ? Le produit logiciel est-il maintenable, évolutif ? Autant de questions qui interrogent le caractère durable du projet ou du produit fini.

Si l’art de la planification est difficile, l’exercice d’évaluation l’est tout autant, a fortiori dans un contexte de dérive calendaire ou budgétaire, qui ne milite pas ou peu en faveur d’une évaluation à posteriori. Quel pourcentage de projets informatiques a subi l’épreuve de vérité du calcul du « Return On Investment (ROI) », après réalisation et déploiement ?

Mais au-delà de la seule évaluation économique et financière, quelle grille d’analyse multicritères a été utilisée pour réaliser l’évaluation en prenant en compte le point de vue d’autres parties prenantes, les usagers du système, les fournisseurs ?

L’informatique socialement viable et sociétalement acceptable. L’informatique et les technologies de l’information et de la communication sont omniprésentes dans toute la société. Elles ont des impacts structurants sur les conditions de vie, les conditions de travail, les libertés individuelles et collectives. Elles permettent de tout tracer, de cybersurveiller, de travailler à distance et suscitent de nombreuses interrogations d’ordre éthique, déontologique, ce n’est pas la CNIL qui nous contredira sur ces points. L’administrateur réseau doit-il ouvrir le contenu d’une boîte à lettre électronique et jouer le petit rapporteur sous la pression de sa hiérarchie ? Lorsque l’usage intensif de certaines technologies pose la question de la santé au travail et de la préservation du capital humain, jusqu’où peut aller le médecin du travail dans la révélation et la prévention de ces situations, ou dans les propositions d’accompagnement des changements technologiques ?

Les TIC peuvent aussi exclure. La fracture numérique n’oppose pas seulement les États ou les régions du monde entre elles, elle peut aussi concerner les générations. La question de l’accès aux services en ligne ou de plus en plus massivement distribués par des automates ou au moyen de technologies mobiles devient un élément clé dans un contexte de vieillissement de la population et de montée en puissance des questions de dépendance. Le poids de l’automatisation et de ces TIC ne peut plus faire abstraction de la dimension sociale et sociétale. La sensibilisation des futurs chefs de projets informatiques sur ces questions devient indispensable.

Comme le disait cet étudiant à la fin de l’intervention, « le développement durable se niche là où je ne l’aurais pas imaginé ». Lorsqu’avec un chef d’entreprise, Christophe Legrenzi, nous nous étions livré il y a quatre ans à un exercice de contextualisation des 27 principes directeurs du sommet de Rio dans le champ d’application de l’informatique, nous faisions déjà ce pari de parler dans la discipline. Il est plus que jamais d’actualité.

Une autre histoire est d’évaluer la performance au regard de critères pluriels d’analyse et d’évaluation.

Qualifier les performances

La seule performance économique et financière ne suffit plus à évaluer l’efficacité des entreprises et organisations. Le capital immatériel, intellectuel, la compétitivité hors coûts sont autant de concepts devenus réalités et objets d’évaluation dans les entreprises.

Si de nombreux acteurs en sont maintenant convaincus, encore faut-il que les outils de gestion, d’évaluation, et les modèles qui les accompagnent puissent être réinterrogés et faire l’objet d’une analyse critique renouvelée. Encore faut-il que les programmes d’enseignement supérieur dans les écoles d’ingénieurs, de gestion et les universités intègrent de nouveaux concepts ou paradigmes, de nouvelles méthodes et modèles de pilotage, de gestion ou d’évaluation. On a là un autre enjeu de l’intégration du développement durable dans les contenus pédagogiques d’enseignement et d’apprentissage.

Si l’analyse critique doit porter sur les contenus et donc sur le fond, la question de la forme d’apprentissage de ces thématiques est tout aussi essentielle.

Sur le fond tout d’abord, l’approche par les risques et donc les contraintes, avec leur propre degré d’urgence est sans nul doute une voie à poursuivre. Là aussi, en parlant dans la discipline concernée. Une approche par la « Performance globale » comme le préconise le Centre des jeunes dirigeants (Cf. l’entretien avec Emmanuel Vasseneix à la page 45 de ce numéro) retient également toute notre attention car elle prend en compte les trois dimensions d’un développement soutenable par l’ensemble des acteurs économiques. Certaines entreprises ont fait le choix de qualifier la performance de plusieurs adjectifs : économique et financière, commerciale, technique, sociale, sociétale, environnementale.

La performance économique renvoie à la maîtrise des coûts et des délais, au développement du chiffre d’affaires et à l’optimisation de la marge, de la trésorerie, à la fiabilité du reporting… Une illustration pratique dans le domaine des projets informatiques porte sur le mode de calcul des gains de productivité par exemple. La seule variable d’ajustement par les effectifs ne suffit plus.

La performance commerciale caractérise la qualité du service aux clients ou usagers, le respect des engagements contractuels, la fidélisation des clients, la bonne prise en compte de leurs besoins… La performance technique questionne la conformité des procédés, des installations et équipements, le respect des normes, la qualité des produits finis, de la R&D, de l’innovation et de la mutualisation des connaissances… La performance sociale renvoie au développement des compétences et de l’employabilité des salariés, à la qualité du climat et du dialogue social, à la motivation et la fidélisation des salariés, aux conditions de travail, d’hygiène et sécurité, à l’équilibre contributions-rétribution… La performance sociétale peut prendre différentes formes : contribution au développement local, promotion de la diversité, insertion des personnes en difficulté, accueil des stagiaires, relation avec les fournisseurs et sous-traitants… La performance environnementale recoupe la conformité aux normes, la maîtrise des risques, l’écologie de la ressource, la limitation des rejets…

Chacune des performances mérite d’être contextualisée au regard de la discipline concernée et de l’environnement de mise en œuvre. La performance économique d’une société de services en informatique dépend étroitement de sa compétitivité et de sa valeur ajoutée différenciatrice, celle-ci dépendant étroitement elle-même de la qualité de son investissement en R&D, mais aussi de sa capacité à capitaliser les savoirs et les connaissances et donc à mettre en place des organisations apprenantes. La valorisation de son capital humain participe de sa performance sociale.

Tout cela est fort imbriqué. Une approche systémique est nécessaire même dans la formation initiale des futurs diplômés de l’enseignement supérieur. Mais à celle-ci, il convient d’apporter une autre composante, la forme même de l’apprentissage.

Un processus pédagogique d’échanges et de confrontation organisée

Le monde est devenu plus complexe. La prise de décision est devenue un exercice difficile dans un environnement incertain. La performance individuelle, la qualité des managers, l’expertise scientifique, même parfaitement articulées, ne suffisent plus à affronter la complexité des situations et des systèmes et à apporter les solutions adéquates. Il n’y a pas d’autre choix que de jouer la carte de la pluridisciplinarité, de la pluralité des critères de décision, d’évaluation. J’avais résumé cela lors de mon intervention dans cette école d’ingénieurs en informatique par la formule « Multi, Pluri, and Co ».

Multi comme multi-critères de la prise de décision et de l’évaluation dans une tension permanente et donc un équilibre fragile entre économique, écologique, social, sociétal. Ou comme multi parties prenantes, défi majeur de la compréhension mutuelle et levier incontournable d’un diagnostic partagé entre tous les acteurs.

Pluri comme pluridisciplinarité dans le processus de construction de la décision, favorisant la confrontation des points de vue, des intérêts contradictoires et servant mieux l’intérêt sociétal.

Co enfin comme coopération entre ces mêmes parties prenantes, co-construction des réformes, des grilles d’évaluation, co-construction des consensus.

Encore faut-il que les réflexes managériaux puissent intégrer naturellement cette formule non mathématique. Cela suppose d’en faire l’apprentissage le plus tôt possible. Le travail collectif, en réseau est un levier de cet apprentissage. La formation à la mise en place des espaces de confrontation des logiques, de gouvernance plurielle, en est un autre. La forme même de l’apprentissage est donc questionnée, pour favoriser cette pluridisciplinarité, cette pluralité des points de vue, des critères d’appréciation et d’évaluation, cette coopération indispensable pour construire un vivre ensemble durable. Puisse le monde de l’éducation et de la formation initiale et continue contribuer à cet objectif. A la CFDT Cadres, nous y travaillons avec passion.

Les résultats détaillés des travaux du groupe de travail pluridisciplinaire sur le thème « Compétences et développement durable » sont disponibles sur demande à la CFDT Cadres, auprès du secrétariat (01 56 41 55 00 ou contact@cfdt.cadres.fr).