Le management, que ce soit celui de la direction générale, d’une usine, d’une exploitation, d’un service, d’un chantier, consiste alors à gérer les tensions, les conflits entre l’économique, le social et l’environnement. Nous retrouvons – dit autrement et sans doute mieux – les bonnes vieilles exigences de la gestion des conflits : « un manager est là pour régler des problèmes », nous enseigne Henry Mitzberg. Avec les exigences du développement durable, le management est servi !

Reconnaître et gérer les contradictions

On pourra toujours chercher à s’en sortir en revenant aux recettes du taylorisme et considérer qu’il existe un « one best way », en d’autres termes « la » bonne solution pour traiter le problème.

On ne pourra cependant y arriver véritablement car précisément les exigences du développement durable sont par nature contradictoires : la productivité de court terme porte une part d’incompatibilité avec des perspectives de solidarité de moyen terme ; le social est toujours et encore en conflit avec l’économique (« nos PME connaissent de graves difficultés à cause du renchérissement des coûts de la main d’œuvre », nous assure Madame Zhang Yi, personnalité éminente du patronat chinois…), les enjeux environnementaux ont des coûts en concurrence avec ceux de la redistribution aux salariés des résultats opérationnels etc.

Bref, les enjeux du développement durable demandent au stratège comme au pilote du quotidien d’abandonner l’idée de concilier facilement ses trois facteurs pour constater modestement que la qualité du management se limite en fait à savoir décider des moins mauvaises solutions.

Mais cette modestie de posture appelle beaucoup d’exigence et beaucoup de talents individuels et collectifs. En effet la multiplicité des facteurs à prendre en compte renforce l’idée de « rationalité limitée » chère aux sociologues : devant l’étendue des paramètres à prendre en compte, le décideur ne sait en sélectionner que certains, faute de savoir les appréhender tous. Sa sélection sera le produit des limites de ses connaissances, de la force de ses contraintes, de ses stratégies, de son statut et de son système de valeurs.

Par exemple l’acuité des exigences économiques d’une exploitation agricole va conduire à oublier les exigences écologiques et à polluer pour longtemps la nappe phréatique ; à l’inverse l’oubli des exigences du prix de revient conduirait à mettre en cessation de paiement cette entreprise exemplaire sur le plan environnemental…

Il faut donc se persuader que sans principes et méthodes partagés le manager A ne décidera pas nécessairement, en situation, des mêmes hiérarchisations que le manager B.

Dans cette perspective les actions pour affirmer et imposer des valeurs a priori égales aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux prennent tout leur sens et elles sont stratégiques : si l’un ou deux des trois facteurs ne sont pas considérés au même titre que les autres, la logique de rationalité limitée va les mettre en arrière-plan au moment de la décision. La difficile et nécessaire recherche d’une solution à partir d’une réalité contradictoire et donc conflictuelle n’aura pas lieu.

La capacité du management à agir en « gérant des contradictions » devient alors un élément déterminant de son efficacité ; et ce alors que la formation des managers, organisée globalement autour d’une sélection par les sciences exactes, les prédispose souvent à considérer comme solubles les problèmes de la complexité par une hiérarchisation quasi-mathématique de leurs paramètres.

Mais cette exigence de gestion des contradictions, si elle est nécessaire, ne sera pas suffisante : on sait en effet qu’une de ses modalités assez courante consiste à faire du rapport de force l’élément essentiel de sa résolution. Cette posture est souvent recherchée : elle ne manque pas de popularité pour nombre d’acteurs de l’entreprise. Soyons alors lucide : dans l’état actuel des impératifs économiques très prégnants qui s’imposent au management, il y a fort à parier que cette logique économique l’emportera dans le rapport de force à tout coup sur les deux autres…

Certes on pourra toujours se féliciter d’une deuxième et troisième place gagnées par le social et l’environnemental (ils sont sur le podium, dirait le commentateur sportif…). Après tout, d’ailleurs, faire en sorte que ces deux enjeux soient en bonne place dans la décision du management est déjà une victoire quand on se rappelle les pratiques antérieures même récentes…

Pour autant concéder aux enjeux économiques une place a priori favorable dans la résolution des contradictions portées par le développement durable nous laissera toujours éloigné et même en contradiction avec ses ambitions structurantes. La résolution de conflits par les seuls rapport de pouvoir trouve ici aussi sa limite.

Un changement de paradigme devient donc nécessaire. Il consiste, dans l’orthodoxie des principes, à prétendre et considérer que les trois facteurs du développement durable méritent de bénéficier d’un même rapport de pouvoir à priori (et pour reprendre l’analogie, qu’ils doivent gagner tous les trois et ensemble). Comment faire ?

Une réponse consisterait, compte tenu des réalités culturelles dominantes du management, à ne plus considérer, dans les esprits et dans les faits, les logiques sociales et environnementales seulement comme des contre-pouvoirs pondérateurs du pouvoir économique (et donc portés par d’autres acteurs que le management (en l’occurrence les pouvoirs publics et les partenaires sociaux), mais au contraire à les accepter chacune comme un pouvoir singulier et nécessaire et, à ce titre devant être piloté comme les autres par ce management.

Pour cela et dans l’idéal, il conviendrait que chacune de ces logiques dispose d’une reconnaissance institutionnelle propre (des objectifs à atteindre, des méthodes, un staff, un budget), non pas pour faire triompher leur seule logique (ce serait antinomique), mais pour jouer à armes les plus égales possibles quand viendra la sélection des critères de décision.

Confirmons qu’aujourd’hui seule la logique économique dispose vraiment de cette reconnaissance, déséquilibrant de ce fait sa relation aux deux autres. Et ce n’est pas demain la veille, va-t-on me dire, que cela risque de changer ! Raison de plus pour commencer maintenant… et réalistement.

Du développement durable à la performance

Précisément parce que les mots ont un sens il me semble pertinent pour l’efficacité de l’ambition d’accepter un glissement sémantique du seul concept de développement durable et parler plutôt de performance. Et de performance économique, sociale et environnementale.

Subtilité simpliste de langage ? Je ne crois pas. Car certains mots, mieux que d’autres, facilitent aux managers l’acceptation des enjeux. Il leur arrive à eux aussi quelquefois d’être tenté de réduire le développement durable à la seule gestion de l’environnement et d’être ainsi dispensés comme producteurs de s’y impliquer véritablement (mais pas nécessairement comme usagers et comme citoyens, c’est une des contradictions de l’époque).

Il peut leur arriver aussi d’être lassés par « l’effet mode » du concept et de pouvoir s’en dédouaner de ce fait… Le mot performance, lui, est un mot qui parle et qui contraint. Il dit ce qu’il veut dire et reste une exigence incontournable de tout exercice de responsabilité dans l’entreprise. Dans cette perspective, les modalités d’une pratique effective d’un « management tridimensionnel de la performance » sont méthodologiquement d’un classicisme absolu : elles passent par la définition dans les tableaux de bord de gestion et de pilotage d’indicateurs de performances qui ne soient plus seulement économiques et dont la hiérarchisation – en termes de valeurs et d’appréciation du résultat – correspondent bien à la valeur que l’on donne aux enjeux.

Ne soyons pas dupes pour autant : tous ces indicateurs n’auront pas entre eux et du premier coup des légitimités identiques. Mais ce serait déjà beaucoup les reconnaître en leur attribuant des valeurs réalistes, atteignables, mesurables et sur lesquels le management puisse effectivement agir par lui-même.

Il faut ensuite mettre en œuvre une évaluation effective (en particulier lors des entretiens annuels) des résultats obtenus sur ces trois logiques de la performance et que le manager en soit sanctionné (en reconnaissance, en salaire, en prime, en intéressement si positif mais aussi en sanction si défaillance). Là encore, cela peut prendre du temps mais inscrire une évaluation de performance prenant en compte ces critères contribuera déjà beaucoup à légitimer le respect de leurs logiques : on travaille significativement sur ce pourquoi on est évalué.

Nous voyons beaucoup d’entreprises aujourd’hui faire leur publicité en témoignant de leur exemplarité en matière de développement durable. Il serait intéressant et utile de vérifier – par l’interne et par l’externe – si cette recherche de l’exemplarité va jusqu’à donner à leur encadrement des objectifs économiques, sociaux et environnementaux à atteindre… et en sachant en gérer les contradictions… et qu’y étant parvenus ils en soient récompensés !

Je dis cela non pour mettre en cause ces entreprises mais au contraire pour faciliter leur chemin vers les enjeux du développement durable dans nos économies modernes. Mais je le dis aussi parce que devant tant de paramètres nécessaires à l’intelligence des résolutions, il faudra savoir nécessairement déléguer celles-ci au plus près de la production et de l’action, c’est-à-dire au management et au management de proximité. Cela renforcera d’ailleurs sa légitimité.

Enfin il faut expliquer, toujours expliquer, et faire comprendre : pour le développement durable comme dans tous les sujets d’importance, le culturel est la base d’un opérationnel responsable : on ne peut pas demander aux acteurs de l’entreprise et en particulier à son management de piloter des contradictions inhérentes aux volontés politiques et aux réalités de l’action si on ne leur donne pas les bases culturelles et méthodologiques pour agir avec sérénité, intelligence des situations et esprit de responsabilité. C’est pour la formation professionnelle une mission plus essentielle que jamais et à laquelle elle doit savoir répondre. Pour qualifier l’encadrement à la gestion intelligente et responsable des contradictions portées par les lois même du développement durable, on peut sans doute faire beaucoup mieux que par de simples conférences.

Le management du développement durable ne sera effectif que dans la mesure où ses résultats économiques, sociaux et environnementaux auront été construits dans le dialogue social et par l’ensemble des contre-pouvoirs suffisamment présentés comme solidaires et considérables. Et qu’ils méritent donc le même niveau d’exigence, de motivation à les instruire pour l’ensemble du corps social de l’entreprise, son management, et aussi ses partenaires sociaux.

Dans cet esprit une conclusion se dégage : dans les entreprises et les organisations, les ambitions du développement durable ne trouveront leurs modes de résolution ni dans les seuls rapports de force, ni dans l’évitement dans des hiérarchisations traditionnelles, ni dans l’illusion de la rationalité de la résolution de problème, mais par l’acceptation somme toute joyeuse que c’est la qualité collective de la gestion de leurs conflits et de leurs contradictions – et non les conflits eux-mêmes – qui font et feront progresser les actions et les acteurs.