Le recours au conseil est un phénomène relativement récent. Dans quelles conditions et avec quelle légitimité s’est-il imposé ?

Jusqu’aux années 1960, le recours à une expertise externe se fait de manière très informelle. Dans les grandes entreprises, les dirigeants et l’encadrement supérieur, pour l’essentiel des ingénieurs généralistes de bon niveau, n’en ressentent pas le besoin. Tout au plus quelques dirigeants éclairés peuvent-ils faire appel aux services d’un des rares spécialistes capables d’expliquer « comment font les Américains », par exemple. L’organisation des entreprises est alors grosso modo structurée par trois fonctions, la direction du personnel, celle de la comptabilité et la production. On ne parle pas de management.

C’est dans les années 1970 que tout change, notamment avec l’arrivée de l’informatique, qui impose de nouveaux outils et surtout des schémas de pensée différents. Avec des pionniers comme Octave Gélinier qui s’y est intéressé dès les années 1950, la référence au management commence aussi à s’imposer, perçue à juste titre comme une importation américaine dont on se méfie un peu mais dont il ne serait pas inutile de s’inspirer.

Dans un contexte d’ouverture des marchés, de crise, de restructurations et de recherche de compétitivité, la fin des années 1970 et surtout les années 1980 voient une nouvelle étape : les cabinets de conseil qui se créent ou se développent alors vendent du benchmarking et des « best practices », c’est-à-dire des méthodologies managériales développées avec succès dans d’autres entreprises.

Ce développement du conseil coïncide avec l’avènement d’un monde industriel et économique plus mouvant, où survivre et se développer ne va pas de soi mais impose de se frotter à d’autres acteurs, à l’international notamment, mais aussi à des concurrents sur ses propres marchés. Ce mouvement touchera dans un second temps les anciens monopoles publics, qui ont longtemps vécu dans une relative ignorance de ce que faisaient leurs homologues étrangers et qui sont alors confrontés à la perspective, assez lointaine, de la concurrence, mais surtout à une injonction assez violente à la modernisation. Vient ensuite le tour des administrations publiques, elles-mêmes prises dans l’hypothèse d’une mise en concurrence de certains services et dans une injonction nouvelle de rentabilité et de compétitivité. À ce renouvellement du cadre d’action et à la sommation générale d’une meilleure performance, le conseil va apporter ses ressources.

Ressources d’inspiration anglo-saxonne, souvent, ce qui s’explique entre autres facteurs par le fait que le management, élément-clé des savoir-faire vendus par les consultants, n’a été enseigné en France que tardivement. Au début des années 1980, il n’y a dans l’hexagone qu’un seul MBA, celui de l’Insead à Fontainebleau – et c’est en fait un MBA européen, qui n’irrigue qu’assez peu l’économie française.

Quels vont être alors les besoins identifiés par les entreprises ?

Outre l’informatique, ce sont la finance, la stratégie, l’organisation. Cette époque est un moment de bouleversement du capitalisme à la française, notamment du fait des nationalisations puis des privatisations du début des années 1980, mais aussi qu’une génération de capitaines d’industrie issus de la résistance commence à passer la main, et qu’avec l’arrivée de nouveaux dirigeants une autre culture, moins intuitive et moins informelle, entre dans certaines entreprises.

D’autres entreprises, au contraire, commencent à ressentir les limites de leur culture industrielle et les ingénieurs qui sont aux commandes réalisent qu’il leur manque des armes pour affronter les réalités du moment. L’équilibre général des entreprises se déplace vers la finance, la vente, le marketing, dans une moindre mesure la communication. Or ce sont des compétences qu’il faut construire, à une époque où les écoles de commerce ne sont pas encore des filières très attractives et où l’encadrement supérieur des grandes entreprises est presque exclusivement passé par les écoles d’ingénieurs.

L’émergence du conseil traduirait alors un désir d’ouverture et de renouvellement ?

Jusqu’à un certain point… car tout en faisant appel à ces compétences externes, les décideurs manifestent une certaine tendance à préférer les consultants qui leur ressemblent et appartiennent aux mêmes réseaux. Typiquement, un DG X Mines appréciera d’être conseillé par un jeune X ayant par exemple fait un MBA aux États-Unis. La différence dans la ressemblance, en somme ! C’est d’ailleurs ce qu’ont très bien intégré les entreprises de conseil, en axant leur recrutement sur ce type de profils, quand elles le pouvaient.

Et c’est ce qu’ont parfaitement intégré les diplômés également, puisqu’ils commencent souvent par quelques années dans le conseil pour épaissir leur carnet d’adresses et se prévaloir ensuite de leur expérience pour se faire embaucher à un niveau supérieur à celui auquel ils auraient pu prétendre s’ils avaient fait carrière dans l’entreprise.

Par ailleurs, en privilégiant ce type de profil dans le choix des consultants, tant les entreprises de conseil que leurs clientes se « couvrent », en anticipant d’éventuelles critiques par le choix reconnu des meilleurs, entendons de ceux qui sont reconnus comme tels au sein du monde industriel français.

Est-ce que cela ne favorise pas une certaine forme de pensée unique ?

Sans aucun doute, puisqu’en définitive les clients et les consultants sortent tous du même moule, et qu’à la limite un consultant aura parfois pour fonction de prendre une décision, ou d’instruire une décision que le dirigeant aurait prise tout seul, à ceci près qu’il aurait dû la justifier seul ; au lieu de quoi il peut arguer d’avoir eu recours au conseil de telle ou telle entreprise, bien connue sur la place…

L’autre avantage du consultant étant qu’il peut porter plus facilement une décision que le management local, puisqu’il n’aura pas à en subir les conséquences par la suite.

Mais pour en revenir à cette pensée unique, qui existe bel et bien, il faut aussi faire la part des effets de mode, des engouements successifs pour des techniques, des phraséologies ou des stratégies qui sont dans l’air du temps. La logique de benchmarking qui est au cœur de la fonction de conseil renforce encore ce phénomène, qui prend une dimension systémique : à un moment donné, tout le monde décide de délocaliser, par exemple.

C’est d’ailleurs l’une des faiblesses avérées de la « pensée consultant », cette indistinction, cette façon d’appliquer les mêmes recettes à toutes les entreprises. Le conseil contribue à homogénéiser le langage et les représentations et à gommer les particularités.

On remarquera au passage que, un peu à la façon dont Gramsci affirmait le rôle essentiel de l’idéologie dans les mouvements sociaux et les partis politiques, la maîtrise de ce langage est un instrument de pouvoir essentiel aujourd’hui – maîtrise au sens de savoir le parler, mais plus encore d’être capable de l’écrire, de formuler les nouveaux préceptes… ce rôle dévolu aujourd’hui à des gourous, d’autres acteurs pourraient s’en emparer ou tout au moins tenter de le reformuler : ce peut être un enjeu pour le syndicalisme cadres, et dans les années 1970 notre organisation a beaucoup travaillé sur la grammaire de l’idéologie managériale.

Le phénomène croissant de mimétisme, qui conduit à un moment donné tous les acteurs à parler le même langage, contribue à accentuer certains effets systémiques, avec un côté moutons de Panurge… Par exemple, la même entreprise conseillera les trois principaux opérateurs téléphoniques français.

Un autre problème est que ce qui est vendu et diffusé par les consultants, c’est une vulgate plus ou moins édulcorée d’une pensée souvent plus complexe, dont certains aspects sont oubliés en cours de route. Pour reprendre l’exemple des délocalisations, il y a des travaux économiques très sérieux qui en parlent, et qui parlent aussi de la question des coûts cachés ; mais comme il ne circule que des versions simplifiées de ces travaux, les coûts cachés passent à l’as.

Les dirigeants qui font appel à des consultants n’ont-ils pas tendance à leur accorder une confiance excessive ?

Ils ont en effet tendance à se défausser, mais le problème est surtout à mes yeux que la plupart d’entre eux ne maîtrisent pas les théories sous-jacentes de ce que proposent et recommandent les consultants. Cette ignorance leur coûte cher, car ils ne sont pas véritablement capables d’opérer un retour critique, de faire la part du solide et du moins solide, de l’éphémère et du durable dans l’armature intellectuelle qui soutient le discours des consultants. Ne maîtrisant pas les arcanes de ce discours, ils ont parfois du mal à le raccorder aux réalités de leur entreprise. Par exemple, sur les formes organisationnelles complexes comme les organisations matricielles, les dirigeants sont rarement capables de définir la matrice ; et de leur côté les consultants ne connaissent pas suffisamment l’entreprise pour être une ressource vraiment fiable.

J’observe d’ailleurs que les clients mettent trop rarement en avant les particularités de leur entreprise, de leurs produits, de leurs savoir-faire, de leurs process, des marchés sur lesquels ils travaillent. Assez curieusement ils ont tendance à sous-estimer ces particularités, presque comme s’ils en avaient honte. Dans certains cas cela s’explique facilement : le directeur de business unit qui voit arriver des consultants chargés d’augmenter de 10% la productivité sur une ligne de production n’est pas dans la situation la plus confortable qui soit : non seulement il ne connaît, lui, que sa business unit, mais de surcroît si la direction générale a jugé bon d’améliorer la productivité c’est qu’il est en défaut, qu’il pourrait faire mieux.

Dans d’autres cas, on ne peut expliquer ce phénomène que par un facteur culturel, réunissant d’ailleurs le dirigeant et le consultant dans le même mode de pensée. L’un comme l’autre, par leur formation, ont tout simplement du mal avec ce qui est empirique. L’empirique dérange ; on n’arrive pas à le modéliser, et pour des gens qui ont une formation scientifique, qui ont été modelés dans un système scolaire privilégiant l’esprit cartésien, c’est un tort. Ils auront donc tendance à l’ignorer… Pour les consultants, cela tient aussi à leur jeunesse, au fait qu’ils sortent à peine de l’école et que les réalités humaines complexes d’une entreprise – l’existence de personnes moins performantes qu’eux en particulier – leur sont quelque peu étrangères.

Les consultants sont les vecteurs de schémas de pensée très techniciens, qu’ils ne parviennent pas plus que les dirigeants à investir ou à maîtriser, faute d’être capables de prendre du champ et d’en saisir les enjeux et la signification profonde. Ce sont des spécialistes aveugles, d’excellents spécialistes d’un outil qu’ils ne voient que comme un outil, sans vraiment saisir le sens de son usage, ou sans percevoir par exemple que la prétention de cet outil à l’universalité cache une forme de particularisme, que les méthodes anglo-saxonnes par exemple ne sont pas forcément aussi universelles qu’on le prétend… et qu’on veut bien le croire ! Cette absence de sens critique vient de loin, et d’abord de l’école, qui sous couvert d’encourager l’esprit critique favorise en fait la reproduction social et des formes de « convenance », qu’on retrouve de plus en plus parfaites au fur et à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie scolaire, jusqu’aux grandes écoles.

Dans ces conditions, le recours au conseil conduit-il vraiment à favoriser l’innovation ?

Plusieurs facteurs invitent au contraire à penser le contraire. À l’homogénéité de pensée s’ajoute une osmose socioprofessionnelle, qui fait penser parfois à un monde de clones. Ce n’est pas un terrain propice à l’innovation, et encore moins quand via le recours au conseil les pratiques se généralisent et s’homogénéisent. L’expression est sans doute exagérée, mais on aurait envie de parler de terrorisme intellectuel pour décrire la façon dont une idée, à un moment donné, devient la bonne, la meilleure, la seule idée possible, l’unique solution apportée à des situations pourtant fort différentes… D’une certaine façon, l’imaginaire taylorien du « one best way », qui avait disparu des entreprises à la fin des années 1960, est revenu par la petite porte du conseil en management. Ce qui est certain c’est que des pensées alternatives ont aujourd’hui beaucoup de mal à s’exprimer et à être entendues. Elles le peuvent dans l’univers plus informel des PME, mais celui-ci reste structurellement trop faible et on sait qu’elles ont beaucoup de mal à se développer au-delà d’un certain seuil.

Pour développer cette idée d’une innovation contrariée par les structures en place, je pense toutefois qu’on ne saurait incriminer le seul univers du conseil, et qu’il faudrait plutôt évoquer une logique systémique, dont les effets pervers du consulting ne sont que l’un des aspects. C’est un phénomène bien connu de l’économie française : la sociologie particulière des dirigeants, recrutés dans un panel très peu diversifié, va de pair avec la prédominance économique de très grosses structures, pas toujours très innovantes. Les acteurs en place, aussi bien les entreprises que ceux qui les dirigent et se cooptent, n’ont guère intérêt à ce que cela change. L’innovation suppose des ruptures, qui ne peuvent guère se développer dans cet univers. Les meilleurs se dirigent vers ces grosses structures… ou vers les entreprises de conseil qui en sont l’antichambre. On a donc un faible nombre d’acteurs, avec des moyens d’action immenses ; et ce qui est vrai des grandes entreprises l’est également de celles qui les conseillent.

Or, l’un des traits structurants de cet univers est une forme d’aversion pour l’avenir ; plus précisément, on veut connaître l’avenir avant qu’il arrive, on déteste l’imprévu. De ce côté, la logique de court-terme souvent dénoncée va de pair avec une forme de conservatisme. L’imaginaire du changement permanent et les méthodologies vendues par les sociétés de conseil pour favoriser ce changement ne sont pas sans évoquer cette phrase du Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « pour que rien ne change, il faut que tout change ».