Accenture est une entreprise cotée au marché de New York depuis 2004. Quelles ont été les conséquences de cette cotation pour les cadres ?

Depuis 2004, les salariés subissent beaucoup plus de pression. Avant cette date, les résultats de l’entreprise, les chiffres à atteindre, étaient calés sur l’année fiscale et fixés une fois par an. Depuis 2004, les normes comptables sont trimestrielles. Quatre fois par an, il faut rendre des comptes aux actionnaires, leur dire ce qu’on a fait dans la période écoulée, ce qu’il reste à faire.

La pression pour faire toujours plus de chiffre, obtenir toujours et encore de meilleurs résultats s’est beaucoup accrue, car il faut désormais s’employer à maintenir et augmenter les dividendes reçus par les actionnaires. Le poids de l’actionnaire est devenu prépondérant.

Après 2004, les coupes budgétaires ont été très concrètes. Depuis cette date, nous avons changé plusieurs fois de locaux pour faire baisser les coûts. Comme l’organisation des bureaux en openspace –une réalité déjà ancienne chez nous –ne suffisait plus pour économiser, nous avons déménagé plusieurs fois. Nous sommes passés de l’avenue Georges V dans le VIIIe arrondissement, au IXe, puis au XIIIe arrondissement. Dernièrement, nous avons même rendu un étage de notre immeuble, et un ergonome est en train de travailler pour nous proposer des solutions pour économiser plus d’espace.

Presque tous les événements annuels ont été supprimés. Il n’y a plus de soirées de Noël pour l’ensemble des salariés et les événements festifs pour les communautés de différents métiers (consultants, fonction support…) se sont faits plus rares.

Dans une entreprise comme la nôtre, où les salariés sont la plupart du temps dispersés, ces suppressions posent un vrai problème, notamment pour le sentiment d’appartenance à un même groupe. Nous sommes 3000 salariés en France. Au siège social, à Paris, il n’y a que 400 personnes. Certains consultants font des missions très longues, parfois de trois ou quatre ans, dans de grandes entreprises comme Canal Plus ou EDF. En supprimant tous les événements festifs, on fragilise fortement le sentiment d’appartenance à un même groupe.

Depuis l’automne 2008, quels changements notez-vous chez Accenture pour les salariés ?

Avant 2008, la règle du jeu interne du « up or out » était acceptée par tous, notamment par les jeunes diplômés issus des grandes écoles. Accenture était considéré comme une bonne école d’apprentissage de début de carrière. Ceux qui partaient après quelques années parvenaient à se faire recruter dans de très bonnes conditions, avec de bonnes perspectives d’évolution, chez l’un de leurs clients. Ceux qui restaient plus longtemps dans l’entreprise y trouvaient aussi leur compte, car les progressions de rémunérations, lorsqu’on était bien noté, étaient importantes chaque année.

Le système de notation s’organise chez nous de la manière suivante : les consultants reçoivent une note entre un et cinq. Avant 2008, ceux qui avaient quatre ou cinq devaient quitter la société au plus tard dans les six mois. Ces notes concernaient moins de 20% des consultants, le système était donc assez bien accepté, car la perspective de recevoir de fortes primes était bien réelle pour de nombreuses personnes. Ce qui a changé en 2009, c’est que les consultants notés trois n’étaient plus assurés de recevoir un bonus. Seules les bandes au dessus de trois, soit moins de 30% des consultants, ont pu continuer à compter sur ces bonus. Ce gel des salaires a donc en quelque sorte déstabilisé l’idéologie de la méritocratie, qui était incarnée par les rémunérations variables en fonction des objectifs et de la performance.

Finalement, une impression d’injustice a prévalu, surtout chez les moins de 30 ans (la génération Y), soit la majorité des consultants ici, qui se demandaient pourquoi continuer à travailler 14 heures par jour, sacrifier ses week-ends et reporter ses vacances. Il me semble que les moins de trente ans sont moins prêts à supporter tout ce qu’on veut leur faire subir. Les ressources humaines, chez Accenture, ont d’ailleurs du mal à gérer ces nouveaux comportements, qui sont difficiles à modifier lorsque la carotte financière ne fonctionne plus.

Chez Accenture, la place des syndicats a-t-elle évolué depuis 2008 ?

Oui, il y a un vrai changement. Maintenant, les consultants viennent nous voir, et cela, c’est vraiment nouveau. Ils viennent pour nous parler de leurs problèmes professionnels, mais aussi plus personnels comme de tendances à la dépression. Auparavant, nous avions surtout des interlocuteurs parmi les salariés de la fonction support, sans doute parce que ce sont eux qui restent le plus longtemps dans l’entreprise. Même si les comportements restent individualistes chez nous, les gens sont sensibles aux injustices, et c’est d’ailleurs encore plus vrai chez certaines catégories de population comme chez les jeunes issus de l’immigration.

Depuis 2009, à cause de la crise financière, nous accompagnons plus souvent les consultants qui partent dans le cadre d’une rupture conventionnelle. Certains viennent nous demander un support juridique pour les prud’hommes, d’autres veulent seulement des informations plus générales. Notre audience dépasse très clairement le cadre des seuls adhérents. Si l’on parlait de sympathisants, et non d’adhérents syndicaux dans les journaux, je pense que l’image des syndicats se trouverait singulièrement bonifiée.

Nous agissons sur des problèmes très concrets, des petites choses qui peuvent améliorer le quotidien du travail des gens. Par exemple, jusqu’à présent, lorsqu’un téléphone portable était perdu ou détérioré, le salarié concerné devait payer une franchise à la société. La CFDT a obtenu la suppression de cette franchise. C’est sans doute une petite chose, mais c’est symboliquement important. D’ailleurs, plusieurs personnes nous ont appelés pour avoir plus de renseignements sur cette annulation de la franchise. L’information s’est diffusée par le bouche à oreille. Comme nous n’avons pas le droit de communiquer par mails auprès de l’ensemble du personnel d’Accenture, la diffusion de ce que nous faisons par mails uniques, la diffusion de personne à personne est très utile.

Ce genre d’action est en fait plus efficace que la distribution de tracts à la sortie des bureaux. Le syndicalisme doit mettre en avant ce qu’on fait et non ce qu’on dit, et cette histoire des téléphones portables en est une bonne illustration.

Les jeunes consultants ont une culture syndicale très pauvre, ils ignorent le fonctionnement d’une entreprise, la place des syndicats dans le Comité d’Entreprise par exemple, et ils ont aussi parfois à notre encontre des à priori négatifs. Notre rôle est donc aussi pédagogique. Ce qui a aussi changé pour nous, CFDT, avec cette crise, c’est que nous avons encore plus pris conscience de l’importance de communiquer systématiquement sur ce que nous faisons. Beaucoup de gens semblaient découvrir des messages dans l’entreprise que nous avions pourtant l’impression d’avoir martelés depuis des mois.

Il y a aussi clairement, même si tout cela reste modeste, plus de gens qui s’engagent. Il n’y avait pas de syndicat chez Accenture au début des années 2000. Il y a aujourd’hui quatre syndicats et les organisations syndicales parviennent à pourvoir avec environ 80 candidats uniques les 13 postes en comité d’entreprise, et les 17 postes de délégués du personnel, ce qui n’est pas négligeable.

Comment s’annonce l’année 2010 ?

La politique de réduction des coûts de fonctionnement, dans le contexte de la crise financière de l’automne 2008, nous a permis paradoxalement de faire avancer certains projets. A la CFDT par exemple, nous demandions depuis quatre ans que soit négocié et signé un accord sur le télétravail. Cet accord a été négocié au mois de décembre dernier et signé à la fin du mois de janvier. Il donne la possibilité à tous les salariés d’Accenture de travailler chez eux de un à trois jours par semaine. Cet accord sur le télétravail était une demande des salariés. Il présente, même s’il n’est bien sûr pas parfait, une réelle avancée pour les salariés qui habitent loin de leur lieu de travail, pour les mères de famille ou simplement pour ceux qui veulent construire un meilleur équilibre de vie entre sphère professionnelle et sphère privée.

Au fond, la grande question est de savoir si les évolutions que nous avons constatées depuis l’année dernière sont seulement conjoncturelles ou au contraire structurelles. Il est aujourd’hui difficile de trancher. Peut-être que dès qu’Accenture sera sorti de la période de turbulences, les salariés accepteront à nouveau le système de l’entreprise, comme auparavant, et que rien n’aura changé. Aux dernières élections, c’est vrai que les gens ne sont pas plus venus voter que les fois précédentes, et c’est peut-être un mauvais signe. Mais ce qu’il y a de sûr aussi, c’est que la dernière période nous a permis d’accroître notre notoriété, et c’est un point acquis vraiment positif, qui rend optimiste pour l’avenir.