Les cabinets de conseil sont-ils les relais mécaniques des méthodes de management et de gestion anglo-saxonnes ou japonaises ou les acteurs de la construction d’un modèle européen ?

Les méthodes de gestion, les styles et techniques de management pratiquées en Europe sont fortement imprégnées des modèles américain et japonais. L’utilisation courante des termes de « reengineering », de“downsizing », de « project management », en est une illustration. L’importation de ces techniques ou de ces méthodes passe le plus souvent par les grands cabinets de conseil qui se font les relais de celles-ci en France ou en Europe, parfois de manière très différente, pouvant aller du “copier-coller” (très mécanique, très instrumental) à l’adaptation lourde (pour prendre en compte les spécificités locales : marché, environnement réglementaire ou social) ou encore n’en retiennent que les fondements. L’échec ou la réussite des projets de mise en œuvre de ces techniques est étroitement liée à la méthodologie retenue.

Sont-ils des relais intelligents du transfert méthodologique, des porte-paroles avant tout soucieux du chiffre d’affaires pouvant en résulter, les portevoix de directions d’entreprises à la recherche d’une caution “scientifique” à des projets de restructuration ? Suivant la réponse de terrain apportée à ces différentes questions, les consultants en stratégie d’entreprise, en organisation, en management pourront être des acteurs de la différenciation des modèles, des acteurs de la construction d’un modèle européen reposant sur nos valeurs ajoutées, nos spécificités (que l’on pourrait aussi exporter), ou au contraire être les instruments de la banalisation, de la pensée unique en matière d’organisation ou de pilotage des entreprises.

En qualité moi-même de consultant, je constate aujourd’hui une tendance naturelle au copier-coller, engendrant le plus souvent des situations d’échec, de multiples frustrations et au bout du compte une certaine décrédibilisation de la profession concernée. Un exemple permettra de mieux se faire comprendre.

La reconfiguration : succès en Amérique...

Il y a quelques années est apparue aux Etats-Unis une nouvelle méthode répondant au nom de Business Process Reengineering (BPR). Cette méthode consiste schématiquement à reconfigurer les processus de l’entreprise, en faisant abstraction de l’organisation interne de l’entreprise, pour se concentrer sur les processus eux-mêmes, en quoi et comment ils concourent à prendre en compte et satisfaire les demandes de ceux qui les stimulent, c’est-à-dire les clients. Les objectifs sont clairement affichés : réduction drastique des coûts, amélioration très significative des délais, augmentation de la qualité donc meilleure productivité, meilleure compétitivité. Tous ces ingrédients vont servir de support privilégié à l’argumentaire commercial des vendeurs de la méthode. Celle-ci rencontre assez vite un écho très favorable dans les milieux dirigeants. S’il ne s’agit pas de la méthode miracle, son caractère innovant séduit nombre de chefs d’entreprise. De nombreux ouvrages assurent la vulgarisation de la méthode qui devient très en vogue, dans l’air du temps. Son succès dépasse les frontières du continent américain, elle fait progressivement son apparition en Europe. Les principaux cabinets de conseil ne peuvent rester étrangers à ce mouvement porteur et ne tardent pas à saisir cette opportunité, ce marché, se faisant ainsi les apôtres du BPR. Plusieurs projets voient le jour, suffisamment aujourd’hui pour effectuer une analyse critique et objective.

... et déconvenues en Europe

Le “père” du BPR lui-même déclarait récemment que de nombreux projets s’étaient soldés par des échecs (peut-être plus de la moitié !), le retour sur investissement attendu n’était pas au rendez-vous. Certes, il est toujours difficile de discerner ce qui relève des limites intrinsèques à une méthode des lacunes dans le processus de mise en œuvre : absence d’implication, non priorisation, absence de budget... Si chaque situation constituera toujours un cas particulier, il n’en est pas moins vrai que cette analyse rétrospective des projets nous permet de tirer quelques enseignements forts.

Une caractéristique importante du BPR est le délai de mise en œuvre de la refonte des processus. Celui-ci doit être court, il s’agit donc en quelque sorte d’une opération “coup de poing” voire commando. Seconde caractéristique essentielle, l’approche transversale de la démarche : un processus concerne souvent plusieurs unités de l’entreprise. On s’intéresse fondamentalement au traitement de la demande du client, comment celle-ci est satisfaite à travers la chaîne de traitement, dans un autre langage, quelle est la chaîne de valeur ?

Reconfigurer dans un délai court, au moyen d’une démarche qui percute de plein fouet l’organisation classiquement pyramidale de l’entreprise, relève d’un certain défi. Cela suppose en effet une forte mobilisation de l’équipe dirigeante et des structures opérationnelles (ou d’en faire un véritable projet d’entreprise), de se concentrer sur une priorité à court terme au risque d’abandonner ou de négliger le long terme et certains investissements, que soient clairement explicités les objectifs stratégiques de l’entreprise concernée. Réunir ces conditions n’est pas chose aisée. De la prise en compte réelle de ces différents facteurs dépend pour beaucoup la réussite ou non du projet.

Repenser l’organisation au travers des processus, en faisant abstraction des structures constitue également une petite révolution. Que devient dans ce contexte le“middle management » (les cadres) ? Les ressources détachées sur le projet sont-elles toujours rattachées hiérarchiquement à leurs structures ? Quel budget est accordé au responsable du processus ? Comment s’articulent objectifs assignés aux responsables de processus et ceux assignés aux unités ne couvrant pas nécessairement la même période ? Comment impliquer tous les acteurs, dynamiser la ressource-clé, la ressource humaine ? Autant de questions auxquelles il faut répondre. L’absence de plan d’accompagnement du changement, de plan de formation adapté, la non prise en compte de la sociologie des organisations, des enjeux de pouvoirs, la négligence de la ressource humaine, peuvent engendrer de cuisants échecs, ce dont certains ont fait l’amère expérience.

C’est précisément sur ces points que peuvent apparaître des différences importantes d’un continent ou d’un pays à un autre, compte tenu des cultures, des réglementations. Il existe des projets facteurs d’intégration, de performance collective, d’autres, facteurs d’exclusion. La manière de les conduire est bien sûr déterminante mais les fondements propres à la méthode elle-même n’ont pas la même résonance d’un pays à un autre. L’ignorer, c’est aller droit à l’échec !

Affirmer une identité européenne

Et si au BPR “à l’américaine”, sans remettre en cause les fondements de la méthode, nous préférions une approche “européenne”, reposant sur nos spécificités, nos valeurs ? Celle-ci serait fondée sur le contrôle de gestion stratégique, sur l’animation de gestion permanente et décentralisée ; au-delà du seul contrôle de gestion comptable et financière, c’est la performance collective sur les métiers exercés, garantissant la cohérence entre objectifs stratégiques et plans d’actions opérationnels qui structurerait la démarche. Lisibilité, compréhension par les acteurs eux-mêmes des indicateurs de performance des processus et maîtrise par les mêmes acteurs des leviers d’action, voilà une démarche qui relève d’une autre approche, différenciée s’inscrivant dans une logique de développement durable, “soutenable”, conjuguant économique et social. Elle suppose d’intégrer le facteur temps, de ne pas retenir en permanence et exclusivement des priorités à court terme, de ne pas garder les deux yeux constamment rivés sur l’actionnaire, soucieux avant tout d’un profit immédiat.

Compte tenu des enjeux qui entourent les questions fondamentales du développement économique garantissant la cohésion sociale, le maintien d’équilibres essentiels, nous mesurons bien à travers cet exemple du BPR, la nécessité de la différenciation des approches, de l’affirmation d’une identité européenne en matière de méthodes de gestion et de management, porteuse de nos valeurs, privilégiant le collectif à l’individuel, remettant l’humain au cœur de nos choix de gestion.

Consultants, soyons avec d’autres les acteurs lucides de la construction d’un modèle européen.