Ethique, responsabilité sociale - ou sociétale - des entreprises, développement durable sont des vocables que l’on entend de plus en plus souvent. Les fonds de placements dits éthiques prennent sur le marché des parts minoritaires mais significatives. L’épargne salariale, qui occupe une plus grande surface de papier dans les gazettes que de pourcentage des placements globaux, est dopée aujourd’hui par la loi Fabius. Elle est objet de réflexion et d’un début d’action de la part des confédérations syndicales. Agences de notation sociale, investisseurs responsables, cabinets d’audit social ou éthique se multiplient comme il y a peu les boutiques de commerce équitable. La Commission européenne a diffusé un Livre Vert intitulé «Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociétale des entreprises». Le gouvernement français s’est doté d’un secrétariat d’État au Développement durable. L’ancienne numéro un de la CFDT crée une agence européenne de notation sociale. De grandes entreprises européennes regroupées au sein de CSR Europ affirment porter une attention soutenue à leur responsabilité envers l’ensemble de la société. Certains groupes industriels se dotent de «déontologues», d’un service de développement durable ou d’un chargé de mission en responsabilité sociétale, rattaché à la direction de la communication ou à la direction générale. Leur mission est d’améliorer l’image de l’entreprise auprès de la société civile, image qui est reflétée par la notation éthique ou socialement responsable. Il y a aussi un réel danger que ce mouvement de fond devienne un phénomène de mode, d’autant que tout cela ne va pas sans de fortes confusions sémantiques ni sans détournement de concepts.

Nous nous sommes placés dans ce numéro dans une perspective résolument micro économique et micro sociale : nous travaillons sur les outils de gestion et non sur les politiques publiques. Si nous pouvons en tant que citoyens de la planète appeler à des régulations étatiques et supra étatiques, force nous est de reconnaître que l'État a parfois bien du mal à être l'expression de la volonté générale et de bien public au niveau national, ce qui est pourtant la base de sa légitimité, et que le système des Nations-Unies n'a pas plus les moyens - en supposant qu'il en ait le désir - de porter cette même volonté à l'échelle mondiale. Entre les deux, l'Europe est en construction...

Les pages qui suivent présentent donc un ensemble de réflexions sur l'entreprise largo sensu et ses externalités. Nous ne parlerons donc pas ici du développement durable en tant que concept macro économique répondant à la définition onusienne : ce qui permet à l'ensemble de la génération actuelle, y compris ses membres les plus démunis, de satisfaire ses besoins sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. Une croissance sobre, un développement renouvelable, tout ceci mérite des analyses mais il s'agit d'une autre histoire.

 

L'explication idéologique est le premier facteur de transparence

Dans les prolégomènes de ce numéro, Michel Capron se livre à une analyse des mots employés parfois sans grand discernement et nous démontre magistralement que derrière la neutralité apparente, il y a non seulement une idéologie mais aussi des enjeux de pouvoir économique qui n’ont rien de théoriques. Dire que l’analyse sociale peut être purement scientifique et ne doit rien avoir d’idéologique est une aberration. Une idéologie est nécessaire : les conventions de l’OIT sont sous-tendues par un système de valeurs - qui n’est d’ailleurs pas tant universel qu’on se l’imagine ici. Simplement, les valeurs auxquelles se réfère l’analyse doivent être explicitées. Le système de formation se met à l’éthique et au développement durable et Jean-François Dupont nous expose où et comment ces concepts entrent dans la formation supérieure. La responsabilité sociétale de l’entreprise est souvent présentée comme la prise en compte par celle-ci des attentes des parties prenantes, qu’il s’agisse des parties prenantes primaires, celles qui ont un contrat explicite avec la firme - salariés, clients, fournisseurs - ou des parties prenantes secondaires, celles qui n’ont pas de relations contractuelles avec elle mais qui sont concernés par son activité, notamment les riverains, les actifs du bassin d’emploi, les associations, les collectivités locales. Le «triple résultat» en matière économique - ou financière - , en matière environnementale - ou écologique - , en matière sociale - ou sociétale - est considéré comme la matière même du développement durable. C’est, nous semble-t-il, parer de toutes les vertus ce que les économistes appellent depuis toujours la prise en compte des externalités. Françoise Quairel souligne bien que la somme des intérêts individuels, pour légitime que soit chacun d’entre eux, n’est pas l’intérêt général, et que l’exercice de la responsabilité sociétale de l’entreprise s’inscrit dans le champ du management bien compris et non dans celui de l’éthique.

La prise en compte des externalités conduit à une évaluation globale de l'action entrepreneuriale

L’évaluation non financière se développe et une bonne partie de la grande industrie prend en compte ces questions. Les rapports environnementaux vont devenir obligatoires pour les sociétés cotées, certains groupes ont pris les devants. Patrick Roturier analyse les rapports de développement durable de sociétés pétrolières et note qu’on y considère que le développement durable de la planète passe par la pérennité et la prospérité des groupes industriels. Ces derniers se revendiquent comme des acteurs transnationaux non seulement de la mondialisation mais encore des nouvelles régulations que celle-ci nécessite. C’est dire que la place de l’autorité publique, qu’elle soit celle des États ou des Organisations du système des Nations-Unies, y est terriblement réduite. D’autre part, les directions d’entreprise peuvent vouloir jouer le «sociétal» contre le «social» et tenter de marginaliser les corps intermédiaires représentant les apporteurs directs de travail que sont les salariés, tels que comités d’entreprise et organisations syndicales, en s’adressant directement aux individus auxquels elles proposent des modes d’engagement associatifs contrôlés. Face à cela, les organisations syndicales doivent s’imposer comme acteurs. Partant de la même constatation - la rédaction de rapports environnementaux se généralise, en particulier dans les industries polluantes - Franca Morroni propose une grille d’élaboration de rapport intégrant l’environnement et l’économie. Le Centre des jeunes dirigeants et acteurs de l’économie sociale - CJDES - a construit un outil d’évaluation globale qui demande à la fois l’intervention d’un regard extérieur et une évaluation croisée autoconduite. Le but affiché est une gestion plus responsable de l’entreprise, permise par la meilleure connaissance de l’existant - transparence - et la circulation d’une information objective - reddition -. C’est aussi à une évaluation non financière que se livre le Centre Français d’Information sur les Entreprises - CFIE - et Martial Cozette expose comment les agences de notation travaillent sur les entreprises souvent montrées du doigt pour leurs pratiques et explique sa propre méthode.

Le citoyen salarié se mèle d'activisme actionnarial

Si les années quatre-vingt ont été celles du grand retour de l’actionnaire décidé à ne plus laisser la bride sur le cou d’un manager incontrôlé et s’attachant à son taux de retour sur investissement, le début du XXIe siècle grégorien voit grandir une nouvelle race d’actionnaires, celle du citoyen - le plus souvent salarié - qui utilise le pouvoir que lui donne son épargne placée en valeurs mobilières pour demander des comptes au management voire aux actionnaires majoritaires. Ce citoyen actionnaire peut agir dans le cadre d’une communauté religieuse ou d’une association, il peut aussi le faire dans un cadre lié à son contrat de travail quand il s’agit d’épargne salariale, qu’elle soit diversifiée ou en actionnariat chez l’employeur. L’expérience nord-américaine est ancienne en la matière d’activisme actionnarial et Eric Loiselet nous narre la campagne 2001 des résolutions d’actionnaires, rappelant au passage l’expérience des syndicats québécois qui sont passés de la défense de l’emploi par l’investissement dans les PME à l’action pour le respect des normes dans un champ plus large. C’est une autre expérience québécoise de finance responsable qui nous est donnée par Gilles Bourque et Daniel Simard d’après lesquels les syndicats doivent créer de nouveaux outils collectifs en matière financière. En France, les équipes syndicales hésitent parfois à s’engager dans le champ de l’épargne salariale et à l’intérieur de celle-ci dans la responsabilité sociale. Si l’épargne salariale est de plus en plus souvent acceptée à partir du moment où elle vient en complément d’une rémunération de base considérée comme décente, l’actionnariat salarié est considéré avec bien plus de méfiance, nous explique Anne-Florence Beauvois. L’investissement dans des fonds socialement responsables est considéré comme plus risqué par beaucoup et la crainte existe d’une contradiction entre les intérêts de l’environnement et ceux des salariés. Mais les fonds d’épargne salariale permettent d’intervenir dans les assemblées générales d’actionnaires et de débattre avec les directions des entreprises. C’est l’expérience de Jean-Philippe Liard au conseil de surveillance de deux fonds d’épargne salariale dont l’un prend en compte aussi des critères sociaux. Pour lui, veiller à l’argent des collègues placé dans des véhicules financiers liés à l’entreprise est un vrai travail syndical. Vrai travail syndical aussi que d’être administrateur de l’entreprise dont on est salarié actionnaire, élu sur liste syndicale, nous dit Pierre Alanche. S’il n’y a pas de schizophrénie du salarié actionnaire, celle de l’administrateur salarié existe mais elle se soigne. Nos différents auteurs soulignent que l’épargne salariale est l’argent des salariés. Les organisations syndicales ont le droit et le devoir de négocier son montant et ses modalités ainsi que de veiller à sa gestion. Le Comité Intersyndical de l’Epargne Salariale - CIES - est l’illustration de la volonté de la confédération CFDT de structurer une démarche collective en faveur des pratiques sociales et environnementales des entreprises dans une nouvelle dynamique intersyndicale, nous dit Nicolas Théry. Car l’épargne salariale est un levier d’action syndicale, un parmi d’autres, amené à prendre de l’importance, même si aujourd’hui l’acteur syndical n’est pas toujours en première ligne sur ce terrain, soulignent Jean-Paul Bouchet et Philippe Fontaine. L’organisation syndicale représente les salariés, une partie prenante parmi d’autres. Ce n’est que de l’expression des logiques contradictoires que peut se dégager l’intérêt général.

Il convient d'intégrer la responsabilité sociétale dans le management des entités productives

Les entreprises parlent beaucoup d’éthique et de responsabilité sociale mais ont différentes façons de l’intégrer dans le management. Chez les organisations patronales de petites et moyennes entreprises, on entend de façon différente les termes comme éthique et développement durable. Sylvain Breuzard du CJD préfère parler d’éthique que d’humanisme et l’oppose à la morale qui lui paraît désincarnée ; L’éthique est un concept connoté historiquement et géographiquement et le développement durable un vocable ambigu qui vient de l’extérieur de l’entreprise mais dont les grands groupes ont su s’emparer, constate Patrick Gagnaire. Il nous rappelle avec pertinence la distinction weberienne entre éthique de conviction et éthique de responsabilité ; entre celui qui ne se préoccupe que des principes moraux sans se soucier des conséquences pratiques de son action conforme à ces principes et celui pour qui seul compte le résultat. Elaborée pour le champ de la chose publique, cette différenciation est tout à fait pertinente en matière de management. Les directions de nombre de grands groupes élaborent des chartes et des codes de bonne conduite, le plus souvent sans concertation avec les représentants des salariés. Michel Dessaigne examine la valeur juridique de ces normes internes qui peuvent se trouver en contradiction avec la loi du pays et appelle à plus de démocratie - et donc de négociation - dans leur élaboration. L’organisation syndicale doit s’assurer que ces normes internes ne sont pas utilisées pour remplacer des droits fondamentaux acquis par les travailleurs, souligne Pierre Bobe qui note par ailleurs que l’engagement syndical dans le choix des offres de placement des fonds d’épargne salariale peut à la fois permettre un meilleur équilibre entre actionnaires, dirigeants et salariés et contribuer à orienter les capitaux vers des fonds socialement responsables. La responsabilité sociétale des entreprises porte sur les conséquences des décisions de gestion sur l’environnement économique, écologique et sociétal, elle ne doit pas être un simple outil de marketing ni une arme anti dialogue social, souligne Michel Rousselot. Pour que les entreprises européennes inventent un management responsable, elles devront répondre à des exigences de crédibilité (transparence des processus et pertinence des instruments), intégrer les préoccupations pour l’intérêt général dans la prise de décision, impliquer les parties prenantes sous des formes diversifiées, tout ceci gagnant à se placer dans un cadre européen, en tenant compte du contexte mondial.