La rationalisation croissante des entreprises a vu se professionnaliser considérablement le mal-nommé « appareil gestionnaire ». Chacun perçoit en effet la montée en gamme des fonctions dédiées à la finance, aux ressources humaines, à la communication, aux achats, à la conformité juridique, au déploiement informatique, etc. Chacun est en attente croissante de soutien dans son activité, d’appuis relationnels, techniques, normatifs... Ces milieux professionnels ont ces dernières années considérablement accru la qualité de leur offre, dans le sens où ils se rendent nécessaires auprès des dirigeants, jaugeant avec sincérité leur expertise comme un angle de vue à ne pas déconsidérer pour piloter le travail.
Il faut dire que dans un monde de gouvernance financiarisée et standardisée, tenue de produire des résultats visibles et rapidement, les dirigeants se tournent en permanence vers les directions spécialisées : donnez-moi un plan de communication efficient, une architecture digitale robuste, une analyse juridique sécurisante, des fournisseurs au coût maîtrisé, etc. Ces fonctions-support sont autant d’intermédiaires entre la stratégie et le quotidien, d’autant plus que le caractère mouvant des organisations, des marchés et de la conjoncture s’affirme comme un lieu commun alors que la stabilité semble suspecte.
A la faveur de la réorganisation permanente, elles se sont affirmées dans un mouvement contradictoire : à la fois susceptibles d’être renforcées dans l’entreprise et l’administration ; à la fois risquant d’être externalisées car perçues comme des coûts fixes à réduire. De fait, leur posture et leur développement tient à l’environnement et à l’activité de l’entreprise ; citons par exemple l’émergence de la fonction « sûreté » qui monte en puissance et pas seulement dans les grandes entreprises. D’autres traditionnelles, comme les ressources humaines, sont attendues davantage aujourd’hui avec une demande sociale plus forte de qualité de vie dans le travail.
C’est tout le tragique de ces métiers : ont-ils une identité propre ou dépendante des interactions avec les autres et avec la stratégie de l’organisation ? Un juriste a besoin de se confronter avec la jurisprudence et l’évolution des normes, un responsable en ressources humaines ne peut agir que parce qu’il y a précisément un tissu humain, un contrôleur de gestion ne peut vérifier qu’une activité réelle, etc.
Dès lors, l’enjeu est celui de la reconnaissance des expertises. De la mise en visibilité du travail fait ou proposé. Un rôle que les syndicats peuvent développer ; ne sont-ils pas appelés être des représentants des savoir-faire, comme à leurs origines, et à reprendre le chemin de la représentation des fonctions ? Le succès des associations professionnelles confirme le besoin de chacun de voir son métier respecté sur la scène publique. La différence est subtile avec entre corporatisme – l’attitude qui consiste à défendre uniquement ses intérêts – et corporation. Par ailleurs, les élus et les militants forment à leur place une véritable fonction-support de l’activité : le dialogue social n’est-il en soi un soutien à la performance globale des organisations ? Cet « art de faire tenir les mondes »[1] n’est pas forcément visible, mais peut se révéler vraiment utile dans les situations pathogènes ou difficiles comme celle que nous traversons.
Chacun a pu expérimenter comment les fonctions-support ont fait tenir l’entreprise dans la crise sanitaire : un quotidien bouleversé, un avenir interrogé en permanence, et c’est la qualité de la charpente qui est ainsi éprouvée. Vive les experts, donc, ces travailleurs gestionnaires de l’ombre capables de rendre le travail possible en déployant leurs compétences transversales. Ils permettent d’ancrer l’activité et de la rendre tout simplement possible.
[1] Cf. Laurent Quintreau, Cadres n°479, déc. 2018.