En revendiquant une réduction du temps de travail pour tous, et aussi pour les cadres, la seule manière de les en faire bénéficier était de leur octroyer des jours. Dès lors nous avons donc légitimement revendiqué le forfaits-jours.

Autonomes dans la réalisation de leur travail, de nombreux cadres ne comptent pas leur temps de travail… ni leur temps de repos. Plus que d’analyser le temps de travail, il s’agit de réfléchir aux rythmes, à la charge de travail et ce selon la nature de l’activité. Mais également selon les temps de vie : embauches trop tardives des jeunes cadres, ou départs trop précoces pour les seniors, les pratiques d’entreprises ou d’administrations entrent trop souvent en contradiction avec la vie personnelle du salarié ; a fortiori quand on envisage celle-ci de manière linéaire, tout au long de la vie. Enfin, les réorganisations opérées ces dernières années ont souvent eu pour conséquences la diminution du nombre de postes ce qui a reporté la charge de travail sur ceux qui restaient dans l’organisation.

La pratique du forfait jours est trop souvent instrumentalisée par les directions qui pensent avoir trouvé un moyen commode de supprimer toute référence horaire acceptable. Le passage en forfait jours n’implique absolument pas une augmentation de la charge de travail ni du temps de travail mais doit permettre une autonomie du salarié dans sa gestion de l’équilibre des temps vie professionnelle/vie personnelle. Le forfait jours ne dispense pas du contrôle de la charge de travail. Il est de la responsabilité de l’employeur de garantir une durée raisonnable de travail.

Cette réduction du temps de travail, avec un forfait-jours, les cadres y ont adhéré et étaient ravis. Depuis, différentes lois et des dérives nombreuses ont nuancé les propos.

Si nous sommes toujours favorables au forfait-jours, nous sommes engagés dans la lutte contre les dérives patronales qui ont conduit les juges à sanctionner ou rappeler à l’ordre certains employeurs, qui considéraient que les cadres ne comptent pas ou plus leur temps, pas plus en heures qu’en jours ou qu’il faut étendre ce forfait de manière extensive.

Les dérives des employeurs sont liées à deux causes majeures. La première réside dans l’idée que le forfait-jours serait synonyme d’un « on ne compte pas son temps », alors qu’il change simplement la référence de calcul, non plus en heures, mais en jours, sans faire disparaître le principe de mise à disposition de l’employeur pour une certaine durée, ni un décompte en heures pour les heures de repos et surtout en respectant la santé du salarié avec une amplitude et une charge de travail raisonnable. La Cour de cassation a ainsi rappelé que « ce n’est pas au salarié de veiller à ce que sa charge reste raisonnable »1. La deuxième cause est liée au concept même d’autonomie, bien galvaudé par de nombreux employeurs dans l’optique unique d’éviter le paiement d’heures supplémentaires. Ils considèrent les salariés comme autonomes, sans créer les conditions de cette autonomie, ni même son apprentissage tout en réclamant du présentiel, ce qui est antinomique avec la notion de cadre autonome. Un salarié soumis à des horaires fixés ne peut pas relever d’une convention de forfait annuel en jours. S’il est soumis à un planning imposant sa présence au sein de l’entreprise, à des horaires prédéterminés, l’employeur ne peut pas recourir aux forfaits-jours. Et il y a lieu d’appliquer le droit commun de la durée du travail, lequel suppose un décompte des heures supplémentaires sur la base des heures de travail réellement effectuées2.

L’autonomie (dans la gestion de son temps, de ses prises de rendez-vous…) ne gomme en rien les contraintes collectives, ce qui est imposé par un tiers, les clients, ni le devoir de loyauté et de subordination. Il y aura certes toujours une part de subjectivité, mais qui mieux que le salarié lui-même est en capacité d’exprimer s’il est ou non autonome, s’il dispose ou non des marges de manœuvre dans la gestion de son temps et de son organisation du travail ? La règle du volontariat et celle de la priorité accordée à l’expression du salarié, le premier concerné par son activité, devraient être prioritaires, en matière d’éligibilité au dispositif de forfait-jours.

Nous pensons qu’il faut prendre soin du salarié, mais sans ignorer leurs aspirations à plus de liberté dans le choix de leurs horaires de travail, de plus d’autonomie, à condition que cette autonomie soit bien réelle. C’est bien alors un décompte en jours, pour les salariés qui le souhaitent – qui apprécient ce forfait-jours - qui les responsabilise eux, leur hiérarchie et leur employeur. Il faut donc compter, différemment mais compter, là où les employeurs ne voudraient plus de décompte du tout, alors même qu’ils demandent partout et de plus en plus aux salariés de tout compter, de tout « reporter » !

Il nous semble cependant intéressant, pour éviter des dérives liées à une charge de travail excessive, de faire la proposition d’un décompte plus précis au-delà du plafond négociable des 218 jours et de nature à « casser » la pensée dominante patronale du « on ne compte pas ». Un décompte au trimestre, au mois, d’un nombre de jours de repos minimum, par exemple.

Dès lors que l’on conforte le décompte en jours travaillés, toute référence à un décompte en heures de travail pourrait être considérée comme un contresens. La loi ne supprime pas les références en heures. Ce n’est plus le temps de travail, mais bien le temps de repos, calculé en nombre d’heures consécutives de repos, soit onze heures aujourd’hui, ce qui pourrait donner une amplitude de treize heures, ce qui nous semble excessif et peut-être diminué par accord.

Il est donc important que les cadres aient l’autonomie dans leur organisation du travail. Qu’ils aient la possibilité de prendre leurs jours de récupération. Le maximum journalier ou hebdomadaire de soixante-dix-huit heures travaillées n’est pas une fin en soi et doit être regardé dans un contexte plus global d’analyse de surcharge de travail.

Travailler cinq fois dix heures sur une semaine est révélateur d’une charge importante. Répété d’une semaine à l’autre, c’est révélateur d’une charge excessive ou même d’une surcharge permanente qui doit faire l’objet d’un examen avec sa hiérarchie. Si dépassement ou excès il y a, c’est bien parce que la charge de travail est excessive. La question de la mesure de cette charge reste un problème majeur, car la capacité d’absorption de cette charge varie d’un individu à l’autre, rendant tout calcul ou toute évaluation scientifique difficile. La seule réponse ne peut venir que par le dialogue régulier entre le salarié et sa hiérarchie afin d’évaluer le caractère « atteignable » des objectifs fixés, les moyens pour y parvenir et en s’appuyant sur l’accord collectif - au demeurant obligatoire - et la régulation collective au plus proche du terrain.

Le problème de la charge et de la surcharge reste entier et les jours dits de RTT pour récupérer, décompresser ou s’oxygéner, sont plus que jamais d’actualité pour les salariés concernés. Il faut les préserver. C’est cela qui fait aussi que les cadres apprécient le forfait-jours. A nous, représentants du personnel, d’éviter le détournement de l’esprit du forfait en jours, dans l’intérêt des salariés et pour leur santé et par voie de conséquence pour la bonne marche de l’entreprise.

Signer une convention de forfait-jours n’est pas la voie ouverte pour augmenter la charge de travail. Ainsi une autre dérive à éviter est la possibilité de travailler au-delà du plafond : il faut également définir un seuil maximal pour ceux qui renonceraient à leurs congés. Le seuil de 225 jours nous semble déjà un plafond élevé. Il nécessite que l’accord collectif le prévoit explicitement. La loi rend possible d’aller jusqu’à 235 jours et cela sans accord collectif mais avec accord entre l’employeur et le salarié. Ce n’est pas ce que la CFDT défend. Négocions des accords qui encadrent et régulent les forfaits-jours, qui permettent le droit à la déconnexion, ouverts à des cadres volontaires et autonomes. Un forfait jours donnant de la souplesse dans l’organisation du travail sans accroître celle-ci.

La CFDT Cadres, à travers ses travaux sur le forfait jours, a déjà soulevé l’importance d’évaluer, au-delà du temps de travail, la charge de travail des cadres. Bien plus subjective – donc difficile à évaluer - que la mesure du temps, l’évaluation de la charge de travail doit pourtant occuper toute notre attention. Les cadres doivent pouvoir exprimer leur ressenti sur cette charge. Au minimum, un bilan annuel sous forme d’un entretien formalisé est réalisé entre le manager ou le professionnel avec son hiérarchique direct. Les questions liées à la charge de travail, l’organisation du travail dans l’entreprise, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale, ainsi que la rémunération du salarié concerné sont obligatoirement abordées.

1 : Cour de cassation, Chambre sociale, 11 juin 2014, 11-20.985.

2 : Cour de cassation, Chambre sociale, 15 décembre 2016, 15-17.568.