Fin 2021, la Commission des titres d’ingénieur (CTI), chargée d’accréditer ces écoles, dévoile ses nouveaux critères. Elle y précise notamment des enseignements obligatoires pour tous les élèves sur les limites planétaires, l’écoconception ou, encore, l’analyse du cycle de vie en privilégiant une « analyse systémique[1] ». En mars 2022, le Shift Project (think tank visant à influencer le débat sur la transition écologique) révèle le rapport final de son projet ClimatSup INSA : Former l’ingénieur du XXIe siècle[2]. Ce guide tend à transformer les formations et les écoles, et présente les macrocompétences nécessaires, selon ce think tank, pour les futurs ingénieurs. Ces écoles peuvent alors avoir besoin d’être accompagnées sur ces questions. Au cours de l’année universitaire 2021-2022, l’Observatoire des formations citoyennes[3] a réalisé une étude sur la place du développement durable et l’éthique de l’ingénierie au sein de l’école d’ingénieurs Centrale Nantes. Cette étude, qui se situe dans le champ de la sociologie, est doublement spécifique : à la fois dans sa méthode et dans son objet. Alors que l’année se termine, c’est l’occasion de revenir sur le déroulement mais aussi sur les limites et les apports d’un tel dispositif qui participe à comprendre un peu mieux les formations d’ingénieur… et donc les ingénieurs français.

Le contexte

Les écoles d’ingénieurs occupent une place singulière dans l’enseignement supérieur français, et cela s’explique d’abord par leur histoire : Lemaître[4] explique que ces écoles se sont d’abord développées en dehors des universités. Ce qui reste un système propre à la France puisque, dans la plupart des autres pays européens, les ingénieurs sont formés dans les universités. Avec la seconde industrialisation, le besoin en cadres techniques à la fin du XIXe siècle entraîne l’ouverture de nombreuses écoles et instituts chargés de les former. Mais, c’est après la crise de 1929 que la question de la protection du titre d’ingénieur se pose. Notamment, différentes associations d’ingénieurs perçoivent un risque de « déclassement » de la profession dû au nombre important d’ingénieurs formés[5]. Elles appellent, alors, à réguler la formation pour éviter cette « surproduction ». La CTI est créée en 1934 avec le rôle de protéger la profession par le diplôme. Elle réunit des représentants aussi bien du milieu professionnel que du monde académique. Cette commission audite les écoles, tous les cinq ans au maximum, et édite des recommandations. En 2019, 200 formations étaient accréditées par la CTI à délivrer un diplôme d’ingénieur[6]. Ce qui représente 154 300 étudiants inscrits en cycle d’ingénieur, soit plus de 6 % des étudiants[7]. De plus, les écoles d’ingénieurs se caractérisent, aujourd’hui encore, par une population très masculine (seulement 28,7 % de femmes en 2019[8]) et en grande partie originaire des classes supérieures (moins de 15 % sont enfants d’employés ou d’ouvriers[9]). Les écoles d’ingénieurs forment donc un groupe à part dans l’enseignement supérieur et la recherche en France. Cependant, malgré une structure commune, les écoles d’ingénieurs ne sont pas uniformes dans leur fonctionnement et leurs stratégies. Le rôle des acteurs internes à l’école (enseignants, étudiants, membres des différents conseils) ne peut être négligé pour expliquer les évolutions dans la formation de l’école. Il est donc important, sans en oublier le contexte national, d’étudier localement les écoles. C’est pourquoi, à la demande de l’école, l’Observatoire des formations citoyennes a mis en place un dispositif d’enquête sur la formation de Centrale Nantes.

Étudier le développement durable… mais pas que

L’école Centrale Nantes est une école d’ingénieurs publique sous tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI). Elle fait partie d’un groupement d’écoles : le Groupe des Écoles Centrale, composé de cinq établissements en France (CentraleSupélec, Centrale Lyon, Centrale Nantes, Centrale Lille et Centrale Marseille) et de trois à l’international (Centrale Pékin, Mahindra École Centrale et Centrale Casablanca).

La demande initiale de l’école était donc d’analyser la place du développement durable et l’éthique de l’ingénierie dans sa formation. Cependant, c’est bien l’ensemble de la formation d’ingénieur de l’école qui a été considéré. La question qui a guidé l’étude était donc de savoir comment se forme un ingénieur dans l’école. Pourquoi cela ? Pour deux raisons. D’abord, parce que certains cours de développement durable (DD) peuvent ne pas se présenter comme tels, les professeurs sont susceptibles de craindre que la direction ne leur supprime l’enseignement de ceux où ces enjeux ne sont pas perçus. Ensuite, car d’autres cours pourraient être affichés comme « DD » sans que le contenu soit particulièrement centré sur ces enjeux (le fameux greenwashing[10]). De plus, s’intéresser à l’ensemble de la formation des ingénieurs met en lumière à quel point celle-ci dépasse les enseignements académiques, qu’ils soient étiquetés « DD » ou non. Pendant ses trois années de formation, un étudiant acquiert non seulement des savoirs et des compétences, mais aussi des manières d’être ou de voir le monde. Or, tout ceci s’obtient autant par les cours que par les interactions avec l’administration de l’école, les professeurs, les autres élèves-ingénieurs – à travers la vie associative par exemple.

La méthode : une recherche participative

L’Observatoire des formations citoyennes a privilégié l’étude participative comme dispositif pour cette recherche. Ainsi, certains acteurs de l’école (enseignants, élèves-ingénieurs, membres du personnel et de la direction) ont également occupé le rôle d’enquêteur. De ce fait, vingt-sept élèves ont été formés pour la réalisation et l’analyse d’entretiens individuels en binôme ou en trinôme. Ils en ont effectué treize, en plus des quinze qu’a conduits la personne chargée de l’étude par l’association. Cela a permis de mieux comprendre la représentation des acteurs sur leur métier, sur leurs parcours scolaire et universitaire, sur la formation dans l’école, sur la vie associative ou, encore, sur le développement durable et sur l’éthique. Par la suite, un questionnaire a été diffusé dans l’école auprès des étudiants et du personnel. Il avait pour but de préciser, infirmer ou confirmer les analyses issues des entretiens. Un ancien élève et un étudiant ont participé à sa conception et à sa diffusion. Cette méthode, mise en œuvre tout au long de l’année, a amené les élèves-ingénieurs à se confronter à la sociologie et aux sciences sociales. Elle n’est pas nouvelle en soi, car elle se situe dans la tradition des études menées en sociologie du travail ou en sciences participatives. La nouveauté repose avant tout sur son terrain – celui des écoles d’ingénieurs – encore assez peu investi par les sciences sociales.

Dans ces études, les acteurs sur le terrain sont considérés comme des experts de leur situation. Leurs savoirs situés permettent alors aux chargés de l’étude de mieux comprendre « ce qui se joue » sur le terrain, mais aussi de pouvoir récolter des données qui seraient difficiles d’accès autrement. Ainsi, des acteurs opposés au développement durable – se sentant en confiance auprès de leurs pairs – ont pu s’exprimer sur le sujet… Ce qui n’aurait pas forcément été le cas avec un intervenant extérieur, introduit par la direction de développement durable de l’école par exemple.

Limites et apports du dispositif

La limite principale de cette étude réside en l’expertise par des étudiants en ce qui concerne la production et l’analyse des données. En effet, cette étude se situe dans le champ des sciences sociales pour lesquelles les ingénieurs ne sont pas formés ou le sont peu. Les entretiens réalisés sont alors de qualité disparate, tout comme les analyses produites.

Pour autant, ils permettent, même dans le cas le plus défavorable, d’en « apprendre plus » sur le contexte de l’école et les enjeux de la formation du point de vue des étudiants (le choix des spécialités, le classement au sein de l’école, la place des « soft skills[11] » dans leurs cours par exemple). Les entretiens menés par des membres de l’association, le questionnaire et les divers documents récupérés au cours de l’étude complètent ces données. Et, dans le cas le plus favorable, les entretiens permettent de produire des données pertinentes pour l’étude sur les représentations des acteurs vis-à-vis du développement durable et de l’éthique, sur leur manière de faire, sur leur « jeu d’acteurs » dans l’école. Ainsi, les résultats de l’étude ont permis d’en tirer une typologie d’ingénieurs formés par l’école, et de faire des propositions à partir des besoins exprimés durant cette année universitaire.

Conclusion

Il apparaît important aujourd’hui pour les futurs ingénieurs d’être mieux formés aux sciences sociales. Ceci, pour faire face aux enjeux du présent et de l’avenir, mêlant enjeux techniques et choix de société. Faire participer des élèves-ingénieurs à des études de sociologie est un pas dans cette direction. En effet, il n’est plus rare de nos jours de voir des étudiants de grandes écoles dénoncer leur formation[12]. Un des cas les plus récents est celui des jeunes diplômés d’AgroParisTech qui ont appelé leurs pairs à « bifurquer[13] » en mai 2022. Cet appel donne à réfléchir sur la formation des ingénieurs et leur rôle dans la prévention du changement climatique. Certains élèves ou jeunes diplômés perçoivent maintenant le métier d’ingénieur plus comme un problème que comme une solution. Mais qu’en est-il pour les ingénieurs expérimentés ? Assiste-t-on à un effet de génération ou à un changement général de point de vue envers le métier ? Et comment cela se traduit-il au cours de leurs carrières professionnelles ? Qu’en est-il aussi du positionnement des syndicats de cadres sur cette thématique ? Quelles revendications sont portées en matière d’emplois, de compétences et de choix de société ? Des questions auxquelles nous ne répondrons pas ici et maintenant, mais pour lesquelles il nous paraît intéressant de laisser aux lecteurs le soin d’y réfléchir et d’y travailler.

[1]- Commission des titres d’ingénieur, Références et orientations, référentiel des critères majeurs d’accréditation, version 2022 (décembre 2021), Cti, cti-commission.fr/wp-content/uploads/2022/01/RO_Referentiel_2022_VF_2022-01-27.pdf

[2]Former l’ingénieur du XXIe siècle – Pour l’intégration des enjeux socio-écologiques en formation d’ingénieur, rapport du projet ClimatSup INSA, The Shift Project et le Groupe INSA, 2022, theshiftproject.org/article/publication-rapport-former-lingenieur-du-21esiecle

[3]- Cet observatoire est une association composée d’enseignants-chercheurs, de doctorants en sciences sociales et d’ingénieurs. Contact : contact@asso-odfc.org / site : asso-odfc.org

[4]- Denis Lemaître, « Formation et professionnalisation des ingénieurs en France : Le modèle de l’école d’ingénieurs et ses recompositions », Savoirs, no 47 (2018/2), p. 1139.

[5]- André Grelon (dir.), Les ingénieurs de la Crise – Titre et profession entre les deux guerres, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1986.

[6]- Liste des accréditations 2019-2020 : 200 écoles d’ingénieurs recensées, Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI), cdefi.fr/fr/actualites/liste-des-accreditations-2019-2020-200-ecoles-dingenieurs-recensees (consulté le 13 janvier 2022).

[7]- Note flash SIES no 10 (juin 2020), ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/les-effectifs-inscrits-en-cycle-ingenieur-en-2019-2020-47606

[8]Ibid.

[9]Ibid.

[10]- Attribution abusive de qualités écologiques à un produit, à un service ou à une organisation.

[11]- [Ensemble des aptitudes personnelles que possède un individu et qui peuvent lui être utiles dans son travail.]

[12]- Caroline Beyer, « Les grandes écoles face aux revendications de la “génération climat” », Le Figaro, 24 juin 2022, lefigaro.fr/actualite-france/les-grandes-ecoles-face-aux-revendications-de-la-generation-climat-20220624

[13]- Des agros qui bifurquent, Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022 (enregistrement vidéo en ligne), YouTube, youtube.com/watch?v=8uztYSKQqKc&ab_channel=CerveauxNonDisponibles