J’ai été syndiqué à la CFDT - au SGEN plus précisément- de 1968 à 1971, quand j’étais maître-auxiliaire au lycée d’Enghien. Au passage : mon grand ami de l’époque était un surveillant de cet établissement, Jean-Paul Vignaux, fils de Paul Vignaux, un des animateurs, au sein de la CFTC, de Reconstruction, d’où est née la CFDT[1] – j’ai eu la chance de le croiser au domicile familial à deux ou trois reprises. Mais si j’écris ce texte, ce n’est pas à ce titre : c’est pour rendre compte d’un compagnonnage qui date de la fin des années 1970, et pour témoigner d’une expérience où la recherche et la vie intellectuelle d’une organisation syndicale se rencontrent et s’alimentent mutuellement, sans que jamais il y ait confusion, ou ambiguïté, fusion du chercheur et des syndicalistes.
1. Le mouvement ouvrier post-industriel
À la fin des années 1970, je fais partie avec François Dubet et Zsuzsa Hegedus de la petite équipe constituée par Alain Touraine à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, l’EHESS, pour étudier les mouvements sociaux de l’époque à l’aide d’une nouvelle méthode, l’intervention sociologique, qu’il vient d’élaborer. Trois idées principales nous guident.
La première relève d’un diagnostic historique : nous sommes au moment où la société française sort de l’ère industrielle, pour entrer dans une nouvelle ère, post-industrielle. D’un type de société à un autre, l’acteur contestataire central ne peut être le même : le mouvement ouvrier est la figure principale des conflits d’une société industrielle, il cesse de l’être tandis qu’apparaissent de nouveaux mouvements sociaux, par exemple féministe, antinucléaire, écologiste, étudiant, etc., qui animent et produisent la société post-industrielle. Démontrer qu’il y a changement d’historicité, et de type de société, ce sera donc démontrer le déclin du mouvement ouvrier et l’essor des nouveaux acteurs. Ce sera aussi réfléchir à l’évolution du syndicalisme, principale expression concrète du mouvement ouvrier, appelé non pas nécessairement à décliner lui aussi, mais en tous cas à se transformer.
Deuxième idée, méthodologique : il faut faire confiance aux acteurs concernés, en l’occurrence militants ouvriers, d’une part, et d’autre part étudiants, anti-nucléaires ou féministes, etc., dans leur capacité d’analyser leur propre action. Au plus loin des idéologies léninistes, alors encore très prégnantes, selon lesquelles en dehors du « parti », les ouvriers sont au mieux capables de lutter « pour le beefsteack », rien de plus, nous sommes convaincus qu’ils sont capables de penser le sens de leur action bien au-delà de l’obtention de leur nourriture, et d’y réfléchir. Le rôle des chercheurs, avec notre méthode, est de créer les conditions de l’analyse, et de proposer les images les plus élevées possibles, les plus exigeantes qui soient, du sens de cette action. Enfin, troisième idée : la pertinence d’une recherche sociologique apparaît quand les acteurs concernés se saisissent de ses résultats, se les approprient et en font un usage. Avec la CFDT, non seulement cette recherche a été acceptée, et soutenue au sommet, mais ses militants y ont joué le jeu, sur le terrain ; on me permettra de renvoyer au livre qui en rend compte (Alain Touraine, Michel Wieviorka, François Dubet, Le mouvement ouvrier, Fayard, 1984).
2. L’expérience polonaise du poids sociétal du syndicat
La CFDT a joué un rôle important dans le soutien à Solidarność, dès sa naissance, en août 1980, et ensuite. Elle a reçu Lech Walesa, dans ses murs – Edmond Maire lui a prêté sa voiture personnelle –, elle a apporté au premier syndicat libre à l’Est une aide matérielle non négligeable. Et quand Solidarność a été interdit d’existence par le Général Jaruzelski, avec son coup de force dans la nuit du 13 décembre 1981, au cours de laquelle quelque dix mille militants, responsables ou proches de Solidarność furent arrêtés et emprisonnés, elle a été au cœur de la mobilisation.
Elle y a de fortes raisons idéologiques : Solidarność est un mouvement démocratique – un adjectif qui fait partie du nom même de la CFDT – et vient mettre fin au communisme, pour lequel le syndicat ne doit être que la courroie de transmission du « Parti », une orientation qu’a toujours combattue la CFDT ; et alors même qu’elle est totalement déconfessionnalisée, la CFDT n’en reste pas moins sensible aux valeurs chrétiennes, humanistes, que peut porter Solidarność. De mon côté, à l’instigation de Richard Stawiarski, j’ai monté avec François Dubet, Alain Touraine et une équipe de sociologues polonais une nouvelle intervention sociologique, qui fait suite à celle que nous avons conduite en France sur le mouvement ouvrier. Nous avons d’innombrables amis en Pologne, où j’ai passé l’essentiel de mon temps au cours des mois précédents, nous sommes à la fois bouleversés, et soucieux d’agir en faveur du mouvement interdit d’existence.
C’est tout naturellement que je fais donc partie de ceux qui, avec la CFDT, récoltent de l’argent, ramassent des signatures pour des textes collectifs, et surtout, font vivre une vie intellectuelle unique, autour d’Edmond Maire. Personne sauf lui, en effet, n’a jamais eu en France la capacité de convoquer ainsi ensemble des intellectuels que souvent leurs idées et leurs orientations opposent, qui ne se parlent pas, ou guère. Je garde de cette époque le souvenir de réunions exceptionnelles, autour du soutien à apporter à Solidarność, avec la participation des plus grands esprits, Michel Foucault, en tout premier lieu, qui a vécu avec la CFDT une véritable passion, partagée, mais aussi Pierre Bourdieu, Claude Lefort, Jacques Le Goff, Alain Touraine bien sûr, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, et tant d’autres, y compris des collègues d’origine polonaise...
La CFDT de l’époque, « La deuxième gauche » à laquelle Hervé Hamon et Patrick Rotman consacreront un livre sous ce titre (éd. Ramsay, 1982), est vraiment le lieu unique où se retrouve une intelligentsia vivante et diverse, en même temps que s’organisait une action concrète de soutien, d’une part à nos amis polonais qui s’étaient retrouvés en France au moment du 13 décembre, coincés qu’ils y étaient du fait de la répression dans leur pays, et d’autre part en direction de la Pologne, en suivant des routes clandestines.
3. Face au racisme au travail
Au milieu des années 1990, je suis contacté par des responsables de la CFDT que préoccupe la montée du racisme et des idéologies d’extrême droite au sein même du monde du travail, et qui connaissent mes recherches sur ces questions. Ils ont, entre autres constats, été alertés par des militants de leur organisation à Alès, dans une grande entreprise métallurgique où un phénomène est observé : au cœur d’un bassin minier dévasté par les fermetures des mines, la crise économique et le chômage qui atteignent tout particulièrement les populations issues de l’immigration venues d’Afrique du Nord, qui représentent un fort pourcentage des habitants de la ville, cette filiale d’un grand groupe industriel se porte bien. Or parmi ses centaines de salariés, aucun n’est d’origine maghrébine. Nous avons quelques réunions, auxquelles j’invite Philippe Bataille, un jeune chercheur qui vient de participer à mes travaux ayant abouti au livre, La France raciste (éd. du Seuil, 1991). Il est convenu qu’il mènera une recherche sur « Le racisme au travail », ce sera le titre de son livre (publié en 1997 aux éditions La Découverte, j’en ferai la préface et Nicole Notat, alors Secrétaire générale de la CFDT, la postface).
Entre autres résultats, il expose les résultats de l’enquête qu’il a menée avec des militants de la CFDT dans plusieurs situations, dont celle d’Alès, pour laquelle ils ont trouvé l’explication : personne n’est explicitement raciste dans cette entreprise, mais lorsqu’un emploi se libère, il y a toujours quelqu’un pour proposer de l’attribuer à un proche, de sa famille, ou de ses amis – quelqu’un qui n’est pas issu de l’immigration et qui fera l’affaire de façon satisfaisante. Avec la CFDT, Bataille a mis le doigt sur ce qui deviendra beaucoup plus tard une thématique centrale de l’action antiraciste : la lutte contre les discriminations indirectes, contre le racisme systémique, celui qui est inscrit dans les organisations ou les institutions sans que personne n’ait à afficher ses orientations, comme si le système pouvait être raciste sans que des acteurs le soient. Une fois compris, le phénomène a fait sur place l’objet d’une action énergique et couronnée de succès, dans l’entreprise et à l’échelle de la ville d’Alès, de la part de militants CFDT. Une recherche-action, où des militants et des chercheurs ont travaillé de concert a ainsi abouti à de réels changements.
4. Dans la crise de la protection sociale
En novembre 1995, le Premier ministre, Alain Juppé, annonce – déjà ! – une réforme des retraites, qui prévoit notamment la fin des régimes spéciaux -déjà ! – ainsi que des modifications relatives à l’assurance-maladie. Tous les syndicats se mobilisent contre la réforme, y compris la CFDT, mais celle-ci, par contre, approuve dès le 1er décembre le volet relatif à l’assurance-maladie. Ce qui démarque Nicole Notat et la direction de la centrale non seulement des autres centrales, mais aussi, en interne, d’une assez forte opposition gauchiste. Dix jours après le début de la mobilisation, lors d’une manifestation place de la République à Paris, Nicole Notat est l’objet de violences. C’est alors que seront créées Sud-Rail, puis Sud-Éducation, par des militants radicaux qui quittent la CFDT. Dans ce contexte, les intellectuels se mobilisent massivement, les uns, avec Pierre Bourdieu, soutiennent les grévistes et le refus de l’ensemble de la réforme Juppé, les autres, avec la CFDT, appuient Nicole Notat et la ligne qu’elle promeut. La cassure est tranchée entre les deux groupes, qui s’expriment chacun d’abondance. Je fais partie du deuxième, et signe la pétition lancée alors par Olivier Mongin et Joël Roman, et donc la revue Esprit qu’ils animent.
Et de plus, je rédige avec mon ami le politologue Pascal Perrineau une tribune pour Le Monde (20 décembre 1995) où nous développons une analyse plutôt en phase avec celle de la CFDT. Nous n’y allons pas de mainmorte s’il s’agit du positionnement de Pierre Bourdieu et de ceux qui le suivent : « Poussée à l’extrême, la pensée critique s’est parfois confondue avec le poujadisme, comme si, pour atteindre le sens le plus élevé de la lutte, il était nécessaire de flatter un certain populisme ». Cela nous vaudra bien des tensions au sein de notre milieu, et tout particulièrement dans le laboratoire qu’il dirige, le Cevipof, pour Pascal Perrineau : face aux positions et aux postures radicales, le réformisme, qui peut rapprocher certains intellectuels de la CFDT, ne passe pas toujours très bien dans les milieux les plus engagés de la recherche en sciences sociales ou politiques. Les clivages syndicaux ne sont pas très différents désormais de ceux qui caractérisent la vie intellectuelle. Le temps de la convergence autour de Solidarność est derrière nous.
5. L’impératif de débattre
À la fin des années 1990, j’ai l’idée de créer un mensuel d’idées et de débats qui reposera sur une formule nouvelle : une équipe réduite, de trois ou quatre journalistes, donne la parole à des intellectuels, des chercheurs, des personnes qui ont un point de vue à défendre, elle organise des débats, fait des entretiens, trouve des auteurs, traduits des textes inédits en France, le tout avec un grand souci d’ouverture internationale, et de respect de la diversité des positions dans la vie des idées. Avec la quinzaine d’amis qui m’accompagnent dans cette aventure, nous trouvons les premiers financements nécessaires, et le quotidien Le Monde, dirigé à l’époque par Jean-Marie Colombani, me confie le titre, en déshérence depuis plusieurs années, du Monde des Débats, qui lui appartient. Nicole Notat est enthousiaste, et désireuse de m’aider dans ce projet dont je lui parle. Elle trouve les ressources pour nous aider.
6. Dans la diversité des luttes sociales
J’ai soutenu comme j’ai pu la CFDT dans son action tout au long des présidences d’Emmanuel Macron. Vers la fin du mouvement des Gilets jaunes[2], celui-ci conclut le « Grand débat » qu’il avait initié pour s’en sortir par une rencontre avec une soixantaine d’intellectuels, le 18 mars 2019. Je suis invité, et quand vient mon tour pour un bref échange avec le Président, je lui demande pourquoi il se tient à ce point à distance des corps intermédiaires, je pense en effet que sur certains enjeux, il y aurait là pour lui un partenaire exigeant, mais utile au pays. Sa réponse, qu’il me précisera lors d’un aparté, est claire : les seules médiations qu’il envisage sont celles qu’il peut envisager avec des élus locaux. À sa façon d’en parler, je me dis que l’aura de la CFDT interpelle… Narcissisme tout « jupitérien » ? Analyse sur le fond ? Toujours est-il que cette distance conforte en moi l’image d’un chef d’État qui mène le pays sans médiations entre le pouvoir central et le peuple – je publierai en 2022 un livre au titre insolent, Alors Monsieur Macron, heureux ? (éd. Rue de Seine), où je critique ce positionnement, où je vois un populisme du centre, et d’en haut. Et quand le pays tout entier, sous l’impulsion d’une intersyndicale, se cabre et rejette la réforme des retraites, en 2023, je réfléchis : comment des intellectuels comme moi, partageant la position de la CFDT, peuvent-ils contribuer en tant que tels à la mobilisation, sans se substituer aux acteurs, ni se constituer en intellectuels organiques ? J’arrive à l’idée que dans un tel contexte, une rencontre pourrait être utile, dans laquelle chacun dans son rôle, intellectuels et syndicalistes échangeraient pour faire avancer collectivement la réflexion. Le 23 février, en plein mouvement, la CFDT organise une telle rencontre, ce qui introduit dans le débat public un thème qui aurait dû apparaître dès le début, celui du travail – « Pour parler retraites, parlons d’abord du travail »[3].
La CFDT a toujours été en rapport avec des intellectuels, des chercheurs, et notamment avec des experts, compétents dans des domaines précis, juridique, technologique par exemple. J’ai ainsi pu travailler avec Marilyse Léon dans le cadre d’un Institut des droits fondamentaux numériques dont je préside le conseil d’orientation, pour promouvoir la régulation dans ce domaine, et nous avons commencé à envisager des pistes de collaboration avec elle. Ce que j’ai vécu, et tenté de relater ici, correspond, sous diverses formes, sinon à un modèle singulier, du moins à un état d’esprit qui n’est ni celui de l’accompagnement pur et simple, ni celui de l’apport d’une expertise, ni celui de l’engagement militant dans lequel l’intellectuel ou bien tente de se constituer en avant-garde, ou bien fonctionne comme idéologue d’une organisation. La CFDT sait faire vivre cet état d’esprit, et les compagnonnages qui vont de pair, et qui me semble-t-il sont ceux qui correspondent le mieux à sa vocation démocratique.
[1]- C’est en novembre 1964 que naît la CFDT par la transformation de la CFTC ; cf. l’ouvrage CFDT 50 ans (Cherche midi, 2015) clair et illustrant, NDLR. [2]- www.larevuecadres.fr/articles/de-la-diversite-des-luttes-sociales/6769 [3]- www.cfdt.fr/portail/actualites/campagnes-et-temps-forts/reforme-des-retraites/-replay-table-ronde-pour-parler-retraites-parlons-d-abord-du-travail-srv2_1278195